Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929)

DU MÊME AUTEUR À LA LIBRAIRIE VRIN

LA FORMATION DE L’ESPRIT SCIENTIFIQUE. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective.

ÉTUDE SUR L’ÉVOLUTION D’UN PROBLÈME DE PHY- SIQUE : La propagation thermique dans les solides.

LA VALEUR INDUCTIVE DE LA RELATIVITÉ.
LE PLURALISME COHÉRENT DE LA CHIMIE MODERNE. LES INTUITIONS ATOMISTIQUES.
ÉTUDES
ESSAI SUR LA CONNAISSANCE APPROCHÉE

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 8

BIBLIOTHÈQUE DES TEXTES PHILOSOPHIQUES Directeur : Henri GOUBIER

Gaston BACHELARD

Professeur à la Faculté des Lettres de Dijon

LE PLURALISME COHÉRENT DE LA
CHIMIE MODERNE

Seconde édition

PARIS
LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN 6, PLACE DE LA SORBONNE (Ve)

1973

[237]

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Le pluralisme cohérent de la chimie moderne.

Table des matières

AVANT-PROPOS [5]
INTRODUCTION. — Le problème philosophique du divers [11]

Chapitre I. Chapitre II. Chapitre III. Chapitre IV.

Chapitre V. Chapitre VI. Chapitre VII. Chapitre VIII. Chapitre IX. Chapitre X. Chapitre XI.

LIVRE I

Analogie immédiate et analogie chimique [29] Pureté et composition [40]
La classification des composés [57]
La classification linéaire des éléments [79]

LIVRE II

La classification des éléments d’après Mendéléeff [85] L’essai de synthèse de Lothar Meyer [98]
La genèse des éléments d’après Crookes [120]
La formation de la notion de nombre atomique [131] L’isotopie [142]

Le caractère électrique des atomes [155]
Le modèle cinétique. Sa valeur axiomatique [181]

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LIVRE III

Chapitre XII. Du repérage à la mesure. De la mesure à l’harmonie mathématique dans les problèmes de l’analyse spectrale [197]

Chapitre XIII. La description quantique [215]
Conclusion. Le problème philosophique de l’harmonie substantielle [225] Index des auteurs cités [233]

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Le pluralisme cohérent de la chimie moderne.

AVANT-PROPOS

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Ce livre n’est pas à proprement parler une histoire de la Chimie. Il correspond plutôt à un essai de philosophie chimique. Autrement dit, bien que tous les arguments qu’il contient soient pris systématique- ment dans des faits historiques, la thèse centrale est une idée philoso- phique, ou plutôt le jeu dialectique de deux idées philosophiques : la pensée du chimiste nous paraît en effet osciller entre le pluralisme d’une part et la réduction de la pluralité d’autre part. Ainsi on voit d’abord que la Chimie n’hésite pas à multiplier les substances élémen- taires, à considérer des composés hétérogènes, livrés souvent par le hasard de l’expérience. C’est là le premier temps de la découverte. Puis une sorte de scrupule intervient et l’on sent le besoin d’un prin- cipe de cohérence, tant pour comprendre les propriétés des substances composées que pour saisir le vrai caractère des substances élémen- taires.

Or il s’en faut de beaucoup que les deux mouvements de l’alterna- tive aient été également mis en valeur par les historiens de la chimie. Naturellement c’est surtout la découverte de substances chimiques qui marque le progrès de la science et quand on suit la science, là où elle progresse vraiment, au laboratoire, on voit avec quelle subtilité l’ex- périmentation manie l’analyse. Le chimiste multiplie en quelque sorte les « distinguo ». C’est par un travail de distinction expérimentale qu’il [6] crée ou trouve des substances nouvelles. Au philosophe alors revient l’ingrate besogne des « confundo » !

Tel est bien le mot qui traduit notre tâche. Il la traduit même dou- blement. En effet il s’agit pour nous de montrer qu’un effort d’assimi-

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lation succède à toute tentative de diversité ; mais de plus, cette tâche de fusion est menée par une pensée confuse, par une pensée sourde et tacite. C’est cette pensée que nous avons cru utile d’expliciter. Nous voudrions avoir marqué sa permanence au cours de l’évolution scien- tifique, prouvé que lorsqu’elle reste cachée, elle est encore efficace. Si elle paraît parfois inactive, c’est qu’elle est satisfaite à bon marché, c’est qu’une intuition philosophique vient souvent apporter au tra- vailleur scientifique une fausse lumière, une trompeuse évidence. Un mot suffit parfois pour introduire l’unité, pour sanctionner un idéal d’identité. Ainsi, pour prendre un exemple tout moderne, il est frap- pant que le philosophe puisse appuyer un monisme matérialiste sur cette simple déclaration que la matière est électrique. Expliquer l’unité fondamentale des substances chimiques par le qualificatif d’électrique n’est guère plus démonstratif que d’invoquer, comme au XVIIIE siècle, l’unité de plan de la nature.

Mais cette facilité à admettre tout principe d’unité renforce notre thèse : derrière tout pluralisme on peut reconnaître un système de co- hérence. Ce système est naturellement toujours plus ou moins hypo- thétique. Les hypothèses, si elles sont fécondes, ont d’ailleurs deux rôles : la coordination du savoir et la mise en action d’expériences nouvelles. Ces hypothèses, en partie bien connues, nous n’avons pas cru cependant qu’il fût inutile de les souligner. Après de longues hési- tations, nous [7] avons en effet acquis la conviction que les progrès de la Chimie, science expérimentale et positive entre toutes, étaient com- mandés par les idées systématiques, et que ce n’était pas mal à propos que tant de chimistes, en essayant de prendre une vue générale de l’histoire de leur science, avaient été conduits à des ouvrages de philo- sophie chimique.

Mais il y a plus et voici un caractère un peu nouveau de notre propre ouvrage. Nous nous sommes demandé si cette philosophie chi- mique était nécessairement substantialiste. Nous avons cru alors aper- cevoir que cette philosophie substantialiste reconnue traditionnelle- ment comme un caractère de la Chimie, si elle éclairait vraiment la première phase de l’alternative dont nous parlions plus haut, faisait place, quand intervenait la deuxième phase, à une philosophie animée par des thèmes généraux, éclairée par des vues unitaires qui sont loin de satisfaire à un réalisme aussi accentué qu’on a coutume de le dire. C’est donc cette deuxième apparence plus cachée, souvent douteuse,

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toujours équivoque, que nous nous sommes efforcé de mettre en lu- mière. Au lecteur de juger si nous avons donné trop d’importance à ce caractère qui passe sans doute pour dépourvu d’importance. Au lec- teur de juger si nous avons trop généralisé une idée qui passe pour si générale et si simple qu’on ne croit même pas devoir l’exprimer.

* **

Voici maintenant dans ses grandes lignes le plan de notre travail.

Pour bien marquer le sens philosophique de notre[8]ouvrage, nous avons commencé par poser le problème de la diversité du phéno- mène chimique en termes très généraux. C’est là l’objet de l’introduc- tion.

Ensuite, dans une série de chapitres, nous avons entrepris de mon- trer comment l’ordre s’établissait peu à peu dans les observations va- riées ; comment, en fixant avec exactitude les compositions et les pro- portions, on introduisait toujours plus de pensée dans l’expérience, toujours plus de lumière rationnelle dans l’empirisme ; comment les classifications en devenant vraiment naturelles, devenaient ration- nelles ; comment la synthèse obéissait de plus en plus à des principes, à une méthode et finalement à une géométrie de la substance.

Toute la première partie de notre ouvrage a été ainsi divisée en chapitres nécessairement morcelés puisqu’ils sont le récit d’une unité de pensée en formation, dont on doit saisir toutes les tentatives pour en comprendre mieux la réussite.

Mais dans la deuxième partie du livre, la pensée dont nous suivons la trace s’éclaire d’une lumière plus vive. En effet, avec Mendéléeff, commence pour la Chimie générale une ère nouvelle. Si les Lavoisier et les Dalton ont aidé à distinguer les éléments chimiques en déga- geant leurs caractères qualitatifs et pondéraux vraiment singuliers, Mendéléeff a entrevu une doctrine générale des qualités particulières et préparé l’harmonie des substances.

Prenant alors l’intuition de Mendéléeff sous sa première forme, nous avons montré comment elle s’est adaptée de mieux en mieux aux recherches positives modernes. Nous avons en particulier essayé de

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développer [9] l’étonnante affirmation que l’ordre des substances élé- mentaires avait une racine dans la Réalité. Une filiation d’abord unila- térale s’enrichit de liens chaque jour plus nombreux. Nous avons tracé en détail l’histoire de cet enrichissement. Nous avons ainsi conduit le problème de l’harmonie de la matière jusqu’à l’époque contempo- raine. Un tel élan théorique doit multiplier les raisons de recherches expérimentales. Il pourra donc se faire que l’expérience retrouve des occasions de divergence et que de nouveaux détails viennent compli- quer les problèmes. Mais on ne peut nier que la Chimie contempo- raine ait découvert, dans ses grandes lignes, le plan général des sub- stances élémentaires.

Resterait à prévoir l’harmonie que la Chimie mathématique qui vient de naître prendra comme première tâche. Comme une révolution est déjà visible dans cette voie, nous nous rendons compte que l’effort philosophique que nous avons fait pour écrire ce livre devra par la suite être repris sur une nouvelle base. Bientôt en effet, ce sera par la philosophie des mathématiques qu’il faudra aborder la philosophie chimique. On trouvera des raisons de convenance mathématique pour expliquer l’affinité des substances et pour fonder une sorte de systé- matique où les divers éléments recevront leurs propriétés en trouvant leur juste rôle. Non pas que le règne de la quantité et de la mesure ne surmonte à jamais le règne de la qualité. Mais la raison du triomphe des mathématiques sur ce nouveau terrain sera la soudaine souplesse prise par leurs principes. Les mathématiques modernes sont en effet autant la science de l’ordre que la science du nombre. C’est précisé- ment par ce biais [10] qu’elles peuvent étudier les problèmes de com- binaisons, d’arrangements, de groupes, posés par les organisations in- tra-atomiques, organisations qui doivent rendre compte de certaines propriétés inter-atomiques. Le philosophe peut résumer cette tendance de la Chimie mathématique en une seule formule : La qualité s’or- donne, elle donnera donc une prise assurée à la pensée mathématique. Nous nous bornerons dans les derniers chapitres à indiquer l’introduc- tion des mathématiques dans la Chimie.

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Le pluralisme cohérent de la chimie moderne.

Introduction

Le problème philosophique du divers

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On a tendance à attribuer au donné une diversité inépuisable. En d’autres termes, on prend le donné et le divers comme synonymes et l’on affirme, sans discussion, que la variété des phénomènes est im- médiate ; on pose même comme une fonction primordiale du phéno- mène son caractère de diversité prodigieuse et gratuite, multipliée aus- si bien dans les formes que dans les substances, dans les qualités que dans les changements. Les rapports du donné et du divers sont cepen- dant philosophiquement plus complexes.

En effet si l’élimination du divers par le général, la règle, la loi, le genre s’opère à partir du donné grâce à l’activité de la réflexion, on peut constater aussi que la variété se reforme derrière même ces pre- mières conquêtes de l’unification théorique et que la réflexion est éga- lement fort propre à multiplier les points de vue et à faire surgir d’un donné, qui semblait uniforme, les aspects particuliers, l’exception, le détail. Nous ne pouvons penser le normal sans imaginer l’anormal.

On objectera sans doute que cette diversité reconquise est une di- versité dominée par cela même qu’elle apparaît au sein d’un système du Monde déjà organisé par une pensée claire. Cette objection revient à oublier [12] ce qu’il y a de provisoire dans toute description minu- tieuse du phénomène. En fait, c’est par la nouveauté des découvertes

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suggérées qu’une vue générale prouve sa valeur. On ne demande pas simplement à une vue générale d’être étendue, on lui demande d’être extensible. La diversité sort à nouveau, avec une puissance et une pro- digalité renouvelées, de la pensée même qui avait unifié une diversité antécédente. S’il n’y a de science primitive que du général, il n’y a de science en progrès que dans la conquête des spécifications. C’est d’ailleurs la généralité saisie comme généralisation, dans le sens de la synthèse, qui nous montre le chemin des spécifications. Le particulier n’est pas étudié dans une analyse. Il est toujours reconstitué, et il est reconstitué comme une somme de caractères abstraits, tirés d’un vaste domaine imprécis sans qu’on puisse vraiment saisir — en dépit des af- firmations de la psychologie élémentaire — l’action d’une pensée analytique. Nous ne devons pas nous laisser tromper par la fausse évi- dence du caractère immédiatement réciproque de l’analyse et de la synthèse. En fait, comme nous aurons maintes occasions de le mon- trer, ce sont des procédés qui ne s’inversent pas commodément. Si ces méthodes sont semblables par les termes qu’elles relient, elles sont différentes par leur perspective et surtout par l’extrapolation épistémo- logique qui continue leur mouvement. Dans le problème de la réduc- tion du divers, analyse et synthèse n’ont certainement pas des rôles ré- ciproques.

Vu dans ses grandes lignes et non plus seulement dans une descrip- tion particulière, le rapport de la diversité et de l’unité de la pensée scientifique n’est pas moins utile à considérer. Si la pensée scienti- fique, comme on [13] le dit souvent, tend à l’unité dans l’explication, elle tend aussitôt à la diversité dans la découverte et dans l’invention. S’il est vrai qu’on n’invente que dans le domaine même où l’explica- tion a préparé les voies et que les fonctions de l’invention corres- pondent déjà à des explications que l’inventeur se donne à lui-même, il faut ce pendant bien comprendre que les preuves dominantes d’une explication claire sont les preuves mêmes de la fécondité de cette ex- plication. L’explication qui, par fonction, se réfère à un acquis ancien doit être cependant un facteur de nouveauté. Ainsi la pensée unifiante doit avant tout faciliter une diversification nouvelle. C’est là sa fonc- tion active, c’est là qu’elle montre sa vraie valeur.

Finalement on voit la pensée philosophique et scientifique s’ani- mer dans une dialectique qui va du divers à l’uniforme pour retourner de l’uniforme au divers. Devant une telle alternative sans cesse ren-

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versée, il est sans doute vain de poser un problème d’origine. Qu’im- porte que la connaissance commence par l’aperception du divers ou par la constitution de l’identique puisque la connaissance ne s’arrête ni dans le divers ni dans l’identique ! Au surplus, la connaissance est par principe si manifestement inachevée que les conditions de son de- venir sont en fin de compte plus intéressantes que le tableau des élé- ments de son état ; autrement dit, à toute connaissance doit s’adjoindre un problème, une perspective de recherches. La connaissance est un désir alternatif d’identité et de diversité.

Dans le problème de la diversité du donné, la réflexion philoso- phique a rapidement fait une division essentielle. [14] On a bien vite compris qu’il y avait lieu d’envisager séparément la diversité des formes et la diversité des substances.

En ce qui concerne la diversité des formes, il apparaît presque im- médiatement qu’elle n’est pas susceptible d’une analyse limitée par le fait même que la forme, c’est précisément la libre diversité. En effet, la forme apparaît, par essence, comme déformable. Sans doute, dans des principes de symétrie plus ou moins généralisée, dans des prin- cipes de correspondance ponctuelle, d’achèvement complémentaire, de répétition ornementale, on pourrait trouver des moyens pour dé- duire et classer les formes prises d’abord dans leur diversité immé- diate. Mais cet effort de réduction, ou bien reste extérieur et factice, tout géométrique, ou bien il réclame aussitôt une recherche plus pro- fonde. On tend alors à expliquer la forme par la matière. On a en effet l’impression que si l’on réussissait à expliquer par l’activité d’une substance les caractères géométriques des attributs, on aurait résolu l’énigme essentielle du réel. C’est là un postulat contenu implicite- ment dans toutes recherches qui tendent à prouver la réalité profonde de la forme. Pour ne citer qu’un livre moderne, aussi dégagé que pos- sible de toute métaphysique, on peut lire dans les « Principes de Mor- phologie générale » de M. Monod-Herzen 1. « La Forme se présente donc comme la résultante de modifications physiques élémentaires, et elle n’est, parmi beaucoup, que l’une des réactions de la Matière. »

Ainsi on prend comme allant de soi que l’attribut est une produc- tion de la substance et que toute diversité [15] qu’on peut expliquer

1

T. I, p. 200.

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sans recourir à une diversité substantielle n’est qu’une diversité appa- rente et superficielle, finalement négligeable. On s’accorde donc le droit de laisser de côté le pluralisme de composition formelle ; ou du moins, on fait le départ entre certaines compositions qu’on tient pour essentielles, et d’autres compositions d’une inutile richesse qui n’ap- paraissent que dans une action secondaire, quand le hasard interfère avec la loi. Dans une telle philosophie de la matière, la seule racine de la diversité des phénomènes serait donc la diversité des substances. Nous désignerons sans doute assez bien cette philosophie en disant que c’est une philosophie chimique.

En sacrifiant ainsi la richesse du phénomène immédiat, i l semble que le chimiste assure à jamais sa philosophie réaliste. Cependant nous essaierons de montrer que ce qu’il y a de solide dans cette philo- sophie réaliste, c’est sa « naïveté », Quand i l faudra en venir aux preuves vraiment expérimentales, vraiment scientifiques nous verrons que l’extension d’un même attribut à diverses substances joue un rôle primordial devant lequel s’efface le réalisme naïf de la substance. Nous aurons alors à nous demander si une philosophie qui cherche ses preuves dans des expériences qui transcendent la diversité des sub- stances, mérite bien le nom de réalisme. Nous reviendrons souvent sur cette objection qui correspond à une idée directrice de notre livre. Il nous suffit pour l’instant que nous puissions conclure que le problème de la diversité se pose naturellement à deux niveaux différents : il y a une diversité qui joue à la surface du phénomène ; nous ne nous en oc- cuperons pas ; il y a une diversité plus profonde, susceptible de carac- tériser les [16] substances multiples ; c’est cette multiplicité que nous nous donnons pour tâche de préciser .

Nous allons d’ailleurs trouver tout de suite une raison pour circons- crire encore le problème du pluralisme substantiel.

En fait, dans la philosophie antique, toute réduction de la diversité substantielle apparaît toujours comme une perte de qualité ou au moins comme une dissolution de la qualité complexe au profit de quelque qualité posée arbitrairement comme simple et stable. C’est ce sacrifice de la qualité mobile, fugace, contingente qui va en quelque partie rationaliser la science des substances et livrer cette science aux oppositions dialectiques simples et claires.

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Deux grandes voies se sont offertes, dès l’origine, pour cette sim- plification qualitative de la substance :

La première a bientôt rejoint la théorie des qualités immédiates particulièrement saillantes : sec, humide, chaud, froid, lourd… On at- teint ainsi à une doctrine des éléments que quelques auteurs classent, sans doute à tort, parmi les théories atomistiques 2. Cette intuition conduit en effet à une explication par le phénomène d’ensemble, par la propriété générale, par le grand, à l’inverse, croyons-nous, de l’ato- misme véritable. Il faut voir dans ces éléments, comme le dit. M. G. Urbain 3 « moins des catégories de substances que des catégories d’états ». Et ces états sont si généraux qu’ils ne représentent de toute évidence qu’un aspect de premier examen. Ils sont insuffisants [17] pour déterminer un classement et un apparentement des substances.

Le long de la deuxième voie d’explication, on procède par analyse ou du moins par morcellement et l’on trouve le concept d’atome. Pour une étude systématique de la diversité matérielle, ce concept d’atome a manifestement un grand avantage sur le concept d’élément. En effet les doctrines atomistiques marquent pour le moins que les atomes sont susceptibles de composition par cela même qu’ils ont été obtenus par décomposition. Malheureusement, l’Antiquité ne fait pas la preuve ex- périmentale de la composition exacte et réelle ; elle se borne à cette composition toute logique et peut-être tout étymologique qui permet sans débat de rapprocher ce qu’on a d’abord séparé. Il faudra venir jusqu’à la chimie des temps modernes pour saisir la valeur philoso- phique des problèmes de la composition à l’égard d’une explication de la diversité substantielle.

Un côté essentiel de la question est d’ailleurs laissé dans l’ombre pendant de nombreux siècles : on ne pose jamais nettement dans l’An- tiquité le problème de la multiplicité des atomes. M. Lalande re- marque finement 4 que le mot atome est presque toujours au pluriel dans les textes anciens. Ce pluriel est sans doute le signe du caractère

2 3

4

Cf. MABILLEAU, Histoire de la philosophie atomistique.

G . URBAIN, Les notions fondamentales d’élément chimique et d’atome, p. 1.

Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Art. Atome.

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mal défini de la réduction des qualités diverses. Il laisse entendre qu’un type d’atome, que l’atome n’est pas suffisant pour expliquer le phénomène. Et l’on ne sent pas, dans l’Antiquité, la nécessité philoso- phique de donner une exacte mesure de la diversité matérielle ; on [18] ne tente à aucun moment d’énumérer, comme i l conviendrait, tous les types atomiques nécessaires mais strictement suffisants pour reconstruire les phénomènes.

Au surplus, comment donnerait-on une doctrine constructive du di- vers quand on accepte ce divers aussi facilement dans les atomes que dans les phénomènes ? On ne se demande pas davantage quelle pour- rait être la part des nécessités épistémologiques dans toute réduction de la multiplicité phénoménale. Comme le remarque très justement Mabilleau 5, il y a dans l’attribution de l’infinité des formes phénomé- nales à l’infinité des particules matérielles comme un « axiome d’école qui ne repose sur aucune démonstration positive… D’après Aristote, les atomistes auraient accordé à leurs éléments une infinie variété de figures, parce que les phénomènes nous offrent cette même variété ». Combien nous sommes loin de l’idée de puissance de com- position telle que nous la verrons dans la chimie moderne qui n’hésite pas à constituer des formes géométriques avec des atomes de formes indéterminées !

Ainsi, à la faveur d’un postulat tacite, le problème du divers est évincé, mais non résolu. On suppose des atomes aussi bien pour rendre raison de certaines uniformités dans les phénomènes que pour expliquer ce qui donne la diversité aux phénomènes. L’atomisme est ainsi une doctrine à deux fins ; il prend une position curieusement in- termédiaire entre l’identité des lois et la diversité des choses. L’intérêt philosophique d’une telle position moyenne ne peut pas échapper. Malheureuse ment, les philosophies atomistiques ont laissé indétermi- née [19] l’extension de la doctrine. Elles ont pris comme allant de soi le droit de substituer à une diversité phénoménale non recensée une diversité atomique non précisée. Le problème philosophique du divers n’a pas avancé d’un pas.

Une partie de nos efforts dans les pages suivantes sera appliquée à étudier cet axiome laissé à la base de tout atomisme. Nous voudrions contribuer ainsi à faire un compte exact du pluralisme substantiel. Le

5

Loc. cit., p. 192.

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pluralisme atomistique, plus que toute autre doctrine, doit se consti- tuer organiquement et justifier très explicitement de l’extension de ses principes, sous peine de ne correspondre qu’à une substitution ver- bale. Nous verrons que la science moderne seulement a compris la né- cessité d’une telle coordination des principes de l’explication maté- rielle.

Nous prendrons donc le problème du divers tel qu’il est traité dans la science moderne. Ce serait au philosophe — et non pas à 1’épisté- mologue — que reviendrait la tâche d’élucider les raisons qui ont em- pêché les doctrines antiques et médiévales d’entreprendre une réduc- tion systématique de la diversité et d’établir ainsi un pluralisme mini- mum. L’épistémologue en effet ne doit travailler que sur des données historiques vraiment saillantes. Sa discipline s’attache à des faits que la science a effectivement rencontrés, à des pensées qui ont effective- ment préoccupé les savants et surtout les écoles. Pour l’épistémo- logue, une idée valable, c’est une idée qui a eu de l’influence.

Un chapitre nous suffira pour montrer les premières formes du pro- blème. On verra que la maîtrise du divers [20] par la pensée ne se pose dans l’ordre des substances qu’à la suite d’un lent progrès. En prenant la chimie moderne à sa naissance, à la fin du XVIIIe siècle, et en suivant ses efforts de classification, nous serons amenés à recon- naître qu’une systématique de la diversité chimique est une tâche es- sentiellement seconde, parce que les principes de classification ne sau- raient être immédiats. Dans ce domaine, il faut avoir constitué des es- pèces pour trouver le caractère du genre. Ainsi les propriétés basiques ou acides qui devaient jouer un si grand rôle dans la classification des espèces chimiques ne sont pas aussi immédiates qu’on pourrait le croire. Elles ne peuvent apparaître avec constance que dans des condi- tions de pureté difficiles à atteindre. L’étude du général est finalement beaucoup plus obscure en chimie qu’en physique. L’une des raisons de cette difficulté c’est que la généralisation en chimie est plus gra- tuite et par conséquent plus périlleuse que la généralisation d’ordre mécanique. C’est au fond ce qu’exprime Boerhaave dans sa première leçon de Chimie 6 : « Quand les chimistes eurent découvert l’action

6 Cité par Mme METZGER, Les Doctrines chimiques, p. 25.

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qui était propre à un corps particulier, ils regardèrent cette propriété comme universelle et avancèrent hardiment qu’elle était la même dans tous les corps, enfermant ainsi toutes les actions de la nature dans les limites étroites de cette manière d’agir. » L’intuition chimique de cette époque supposait l’état essentiellement mêlé de toutes les qualités. Un corps particulier pouvait donner, pour une qualité particulière, un exemple plus saillant qu’un autre corps ; chacun des corps possédait cependant toutes les qualités chimiques, exactement [21] comme il possédait toutes les qualités physiques et mécaniques. Les conceptions chimiques au début du XVIIIe siècle en étaient à peu près au point où se trouve notre intuition philosophique actuelle des phénomènes de la vie : nous n’imaginons en effet qu’un principe de vie qu’un élan vital, de la même manière que les anciens chimistes imaginaient qu’il n’y avait qu’une forme d’activité chimique. On comprend facilement combien une telle intuition de l’activité chimique devait faire obstacle à une juste appréciation de la diversité substantielle ; et comme on le voit, ce qui manquait, c’était la préoccupation de la juste extension des qualités.

Un deuxième ordre de difficultés sur lequel nous insisterons, c’est que les qualités chimiques générales n’arrivent pas à l’objectivité par une voie unique. Il en résulte pour l’objectivation une curieuse dualité que nous aurons à souligner. Le général, en chimie, est en effet affecté par un relativisme évident de la qualité, puisque les qualités chimiques d’un corps particulier mettent naturellement en jeu les autres corps de la chimie. Cc relativisme doit nous amener à poser sur un plan tout nouveau précisément sur le plan de l’extension — le traditionnel pro- blème de la substance, toujours étudié dans l’ordre de la compréhen- sion.

Quand on aura pu dresser, après de nombreuses tentatives, un pa- norama complet des différentes substances, on verra la diversité de la nature chimique s’ordonner et s’éclairer. D’abord le problème de la composition des substances se présentera sous un jour nouveau ; on pourra vraiment suivre, d’un corps composé à un autre corps compo- sé, l’image et les liens généraux de la composition. Des plans de plus en plus précis et à la fois de [22] plus en plus étendus et extensibles nous permettront de rationaliser en quelque sorte la composition, au point que les qualités des composés pourront être prévues avant toute expérience. Nous ne consacrerons cependant qu’un chapitre aux pro-

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blèmes des substances composées, car tous ces problèmes ont fait l’objet de nombreux exposés. Nous n’avons à les reprendre que sous l’angle de notre point de vue particulier. Nous dirigerons plutôt nos ef- forts vers l’examen d’une systématique des substances élémentaires, puisque aussi bien l’ensemble des éléments constitue le pluralisme de base. Nous verrons alors que l’isolement qualitatif où un phénomé- nisme paresseux prétendait laisser les diverses substances a été sur- monté au cours de l’évolution scientifique du siècle dernier. Là en- core, un tableau synoptique viendra solidariser les éléments divers. Dans le domaine môme des corps simples, la diversité perdra alors cette irrationalité qui la caractérisait de prime abord. Des lois inter- substantielles se feront jour. Une perspective qualitative régulière sera visible qui reliera un élément à un autre. Un élément particulier mon- trera une loi qu’un autre élément illustrera avec des variantes. On ver- ra apparaître toute une harmonie qualitative qui, sous les variations, fi- nira par indiquer nettement le véritable thème.

L’ordre d’explication des phénomènes sera lui-même changé. Nous aurons en effet à mettre en lumière un caractère épistémologique tout nouveau dans la chimie moderne. Il nous faudra pour cela montrer qu’on saisit la relation qui va d’une substance particulière à ses attri- buts par le seul fait qu’on connaît la place de la substance dans le plan général de toutes les autres substances. Il ne s’agira plus d’une expé- rience toujours centrée sur [23] l’individu ou sur l’espèce, mais bien sur le genre. Cela déterminera un renouveau nominaliste qui fera de la nomenclature chimique une véritable méthode de connaissance. On nommera pour connaître plus que pour reconnaître et la classification des substances élémentaires se révèlera elle-même animée par une pensée active qui désigne une place régulière pour un objet avant de trouver cet objet.

C’est là, croyons-nous, une méthode de pensée qui déroge à quelques-uns des postulats philosophiques essentiels du réalisme com- mun. Cette méthode étudie bien un objet, mais les singularités de cet objet sont autant de scandales intolérables ; il faut en venir à les effa- cer en tant que singularités et pour cela, pas d’autres moyens que de retrouver les mêmes singularités plus ou moins atténuées dans un ob- jet de prime abord différent. L’assimilation des substances, qui est si naturelle dans le règne homogène de la quantité, fait son apparition dans le règne des qualités qui semblaient confinées par nature dans

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leur hétérogénéité. Les substances chimiques apparaissent alors comme des exemples de lois plutôt que comme des exemples de choses. On ne retiendra donc de l’étude d’une substance particulière que les raisons d’une induction très spéciale, audacieuse entre toutes, puisque cette induction est une extrapolation systématique des qualités substantielles.

Nous sommes ainsi en face d’une question dont l’importance phi- losophique ne peut échapper : comment la connaissance d’une sub- stance particulière peut-elle être affinée, précisée, multipliée, par la connaissance d’une substance différente, ou mieux encore par la connaissance [24] tout extensive de l’ensemble des substances ? Com- ment expliquer que la connaissance approfondie d’un corps particulier se révèle moins puissante pour nous faire comprendre le faisceau de ses qualités propres, que l’étude comparative suivie sur un corps net- tement différent ? D’où vient cette soudaine supériorité de la compa- raison sur la contemplation, de la connaissance discursive sur la connaissance intuitive ?

En répondant à ces questions, nous verrons se constituer dans la chimie moderne une harmonie progressive des formes substantielles. On aboutit ainsi à un pluralisme entièrement nouveau pour la philoso- phie, car i l apparaît nettement défini et coordonné, tandis que toute autre doctrine similaire est comme le symbole du nombre indéfini et de l’indépendance des éléments. En d’autres termes, le pluralisme de la Chimie contemporaine est un pluralisme cohérent. La diversité y devient organique, l’expérience y est sous-tendue par des liaisons ra- tionnelles qui peuvent, par leur propre extension, multiplier la diversi- té elle-même. On peut alors dire d’une manière paradoxale qu’on ré- duit la diversité en l’accroissant, car en introduisant des corps nou- veaux dans des séries de corps incomplètement connues, on substitue la connaissance de la série à la connaissance des corps particuliers. On simplifie en complétant. On s’approche aussi de l’idéal rationnel : on substitue la loi aux faits dispersés, la règle aux exemples.

Un tel pluralisme cohérent s’affermirait encore si l’on pouvait dé- gager tout ce qui appartient à la catégorie de communauté dans la mé- thode expérimentale du chimiste. Cette catégorie totalise en quelque sorte la catégorie de substance et celle de causalité. C’est donc [25]

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bien la catégorie de communauté qui nous permet de comprendre comment un corps peut agir qualitativement sur un autre corps, com- ment une substance peut servir à dégager les propriétés chimiques d’une autre substance, comment deux matières différentes peuvent co- opérer pour donner une matière qui n’est pas désignée à partir des composants par des propriétés moyennes mais par des propriétés toutes nouvelles. C’est en accentuant le rôle métaphysique de la caté- gorie de communauté qu’on accèderait peut-être le plus naturellement au problème central de la métachimie.

Quoi qu’il en soit, en s’étendant progressivement à des substances de plus en plus nombreuses, on peut dire, pour employer une formule kantienne 7, que la catégorie de communauté arrive à remplacer les principes de subordination par les principes de coordination. Nous placerons cette remarque au rang des pensées directrices de cet ou- vrage. Elle peut souligner une réaction contre le réalisme initial de la pensée chimique. En effet, alors que la subordination des attributs aux substances peut rester l’idéal d’une science ontologique qui croit à la fois à la puissance productive de la substance et à la puissance déduc- tive de la connaissance, il faut en venir à la coordination des attributs entre eux, puis à la coordination des substances entre elles, quand on veut saisir l’expérience chimique dans ce qu’elle a d’essentiellement corrélatif, de même que la pensée théorique dans ce qu’elle a d’essen- tiellement inductif. C’est seulement ainsi qu’on rend compte de la né- cessité d’une substance pour en révéler une autre. Objectivement par- lant, [26] toutes les propriétés chimiques sont relatives. Dégager le ca- ractère corrélatif des notions de la chimie, voilà donc la véritable tâche d’une philosophie chimique.

Dans cette voie, une harmonie s’établit au sein de la diversité phé- noménale. On ne réalise plus cette harmonie en se référant à un prin- cipe métaphysique plus ou moins vague, en invoquant un facteur ca- ché qui produirait les phénomènes par une puissance de singularisa- tion attachée à l’être. Tout au contraire, on reste prudemment dans le plan même où le divers se présente à notre examen. On tâche de trou- ver les coordinations phénoménales des phénomènes et on finit par s’apercevoir que ces coordinations s’épurent en s’étendant, s’enri- chissent en se généralisant, deviennent plus rigoureuses en devenant

7

Cf. KANT, Critique de la Raison pure, trad. Barni, t. 1, p. 124.

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plus inductives, bref que l’irrationalité recule dans la proportion où augmente l’extension de notre expérience.

Cependant cet aspect de la philosophie chimique est tardif. En par- ticulier, l’attribut vraiment chimique n’apparaît pas dans l’expérience immédiate. Il faut donc commencer par le dégager. D’où une science qui paraît d’abord creuser son objet en profondeur, dans la direction d’une compréhension de plus en plus nette, de plus en plus riche, dans le sens même où s’affirme tout réalisme. C’est seulement quand cette première tâche est achevée que le problème de l’extension de la connaissance se présente. Dans ces conditions notre conclusion philo- sophique doit être la suivante : il est bien vrai que le chimiste procède d’abord en étant guidé par une métaphysique réaliste. Mais en cher- chant des qualités, il finit par trouver des lois. Dès lors, sa recherche change de sens. Il tend à généraliser la qualité. Aussi, au risque d’amener une confusion, il nous faudra mettre sous les [27] yeux du lecteur ces deux points de vue : le point de vue de la recherche en compréhension et celui de la recherche en extension. Nous indique- rons alors plus commodément comment le réalisme primitif de la chi- mie expérimentale a ouvert finalement les voies au rationalisme de la chimie mathématique.

[28]

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LIVRE I

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Le pluralisme cohérent de la chimie moderne.

LIVRE I

Chapitre I

ANALOGIE IMMÉDIATE ET ANALOGIE CHIMIQUE

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Il est indéniable que le premier facteur de la réduction du divers est l’analogie. C’est, dit M. Urbain 8, « le principal guide de la recherche. Si deux objets se ressemblent par quelques points, c’est sur eux que l’attention se fixe ». Voilà donc l’esprit retenu et occupé par la compa- raison de deux objets ; aussitôt la diversité perd son hostilité, car le premier acte d’attention détermine une abstraction si violente que nous retranchons d’un seul coup tout ce qui diffère dans les objets comparés. La connaissance primitive est une identification parfaite.

Quand i l s’agit ensuite non plus de reconnaître les objets, mais vraiment de les connaître, le problème épistémologique change de na- ture. Il faut alors détruire les analogies premières. Certes les philo- sophes parlent bien des analogies superficielles et des analogies pro- fondes, mais sans jamais donner un critérium de la profondeur d’une analogie. La chimie, sous ce point de vue, mérite un examen particu- lier.

8

G. URBAIN, Disciplines d’une science, Doin, p. 39.

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[30]

En effet, c’est précisément ce rapport d’analogie profonde à analo- gie superficielle que nous voyons s’établir entre l’analogie chimique et l’analogie physique. Autrement dit, une analogie chimique n’est, par fonction, jamais une analogie superficielle. Elle se présente tou- jours, même sous des formes en apparence naïves, comme une analo- gie rectifiée.

Il ne serait pas difficile de montrer que les caractères marquants de l’objet physique ont été en réalité, à l’origine de la science chimique, les premiers obstacles à la définition de l’individu chimique. Qu’on pense seulement au caractère de solidité ou de fluidité si contingent du point de vue chimique, si essentiel du point de vue physique.

Cet échec est très visible quand on examine le point de départ des observations chimiques dans les ouvrages du XVIIIe siècle. Y a-t-il programmes plus vastes et à la fois plus directement en contact avec la nature que ceux proposés par les Lémery, les Rouelle, les Baumé ! Ainsi Baumé proclame qu’il a fait avec Macquer seize cours de chi- mie qui ont comporté chacun plus de 2.000 expériences, ce qui, joint à plus de 10.000 expériences personnelles à Baumé, dépasse donc le nombre de 42.000 expériences. Sans doute, un chimiste moderne ar- rive, dans certains dosages, en suivant l’évolution de certaines réac- tions, à accumuler des travaux également innombrables ; mais il s’agit toujours d’expériences similaires qui peuvent être groupées en espèces somme toute très peu nombreuses. Avec Baumé, on a affaire à des ex- périences diverses et même hétéroclites.

D’ailleurs Baumé répète que la Nature offre un champ d’étude in- épuisable. Mais ce poncif n’a pas le même sens [31] au XVIIIe siècle et au XXe. En fait, les études modernes ont un contact petit avec le fait naturel et immédiat. Parties de ce champ étroit, elles se développent en profondeur. Toutes les questions y sont indirectes. Au XVIIIe siècle, la Nature est au contraire prise en surface « Que le Chimiste, dit Bau- mé 9, jette un coup d’œil sur les moindres productions que la nature ré- pand devant lui, et il sera humilié de voir cette suite d’expériences qui s’offrent à ses recherches.

9

BAUMÉ, Chimie expérimentale et raisonnée, t. I, p. VII.

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« Il faut : 1° examiner séparément et dans un ordre donné, les corps de la nature, pour bien reconnaitre leurs propriétés, et constater en quoi ceux de même espèce diffèrent les uns des autres.

« 2° Combiner ces différents corps deux à deux, dans différentes proportions, et reconnaître pareillement les propriétés de ces combi- naisons.

« 3° Quels seraient les composés qui résulteraient des corps de la nature combinés trois à trois, et quelles seraient les propriétés de ces nouvelles combinaisons, ainsi que celles qu’on pourrait former en va- riant leurs proportions.

« 4° Quelle carrière immense se présente si l’on suit cet ordre de combinaisons, si l’on augmente le nombre des corps dans une pro- gression numérique, et si l’on varie leur dose ; quel sera, dans cette confusion, le plan le meilleur et en même temps le plus lumineux, pour contenir et faire reconnaître toutes les combinaisons qu’on peut former avec les différents corps que la Nature nous offre ? »

Voilà donc le chimiste devant une diversité qui, à [32] première vue, semble devoir plutôt se multiplier que se réduire. Voyons mainte- nant comment l’analogie va jouer sur ce domaine immédiat et consta- tons qu’elle n’arrive pas à s’organiser, à devenir réellement une analo- gie chimique.

Précisément Baumé prétend que la Nature offre d’elle-même le plan de réduction. Pour lui, en effet, l’harmonie naturelle est indiquée à grands traits dans les échanges chimiques de la végétation. « La vé- gétation est le premier instrument que le Créateur emploie pour mettre la Nature en action 10. La fonction des végétaux « est de combiner im- médiatement les quatre éléments, et de servir de pâture aux ani- maux. » Puis viendra l’action des animaux eux-mêmes qui « conver- tissent en terre calcaire la terre vitrifiable élémentaire que la végéta- tion a déjà altérée », La Nature a alors à sa disposition les combus- tibles et la matière calcaire ; elle en fait usage « de mille et mille ma- nières ».

Comme on le voit, ce serait les règnes de la Nature qui fourniraient les cadres des études chimiques. Idée fausse entre toutes et si pauvre

10

BAUMÉ, loc. cit., t. I, p. X. Voir p. XVII, XIX où la même idée est re- prise.

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en applications immédiates que son promoteur lui-même, après l’avoir développée complaisamment dans la longue préface de son livre, ne tarde pas à l’abandonner dès qu’il en vient aux travaux de laboratoire.

Même à l’égard d’une étude plus profonde et plus précise, l’analo- gie de premier examen a besoin d’être rectifiée. Tel est le cas des tout premiers essais de classification [33] fondés sur les phénomènes de combustion. Ces actions violentes se désignent d’elles-mêmes aux yeux de l’observateur. Rien ne prouve cependant qu’elles doivent né- cessairement compter comme facteur déterminant d’une analogie d’ensemble. En fait, Baumé pensera un instant à classer les corps d’après leur pouvoir de combustion — pouvoir bien difficile à appré- cier au cours du XVIIIe siècle — Mais loin de préciser ce principe, Baumé tentera de le rapprocher du motif d’analogie puisé encore une fois dans l’intuition des règnes naturels. Il croira pouvoir prendre la combustion comme un caractère chimique propre à distinguer d’une part les minéraux (incombustibles) et d’autre part les corps d’origine végétale et animale (combustibles). C’est donc toujours la même ten- dance d’expliquer le phénomène chimique par un phénomène en quelque manière plus immédiat, plus général, plus naturel. Cette ten- dance, on le voit, va à l’encontre des voies où la chimie moderne trou- vera le progrès. L’expérimentation chimique sera féconde quand elle recherchera la différenciation des substances plutôt qu’une vaine gé- néralisation des aspects immédiats.

Naturellement bien d’autres propriétés physiques immédiates ont été utilisées pour classer les substances chimiques. Examinons seule- ment, à titre d’exemple, une méthode qui a eu un succès durable. Macquer retient pour les substances qu’on appelait métalliques la classification suivante 11. Parmi ces substances « on nomme métaux, celles qui, outre l’aspect et le brillant métallique, ont encor la malléa- bilité, c’est-à-dire la propriété de s’étendre sous le marteau, et de prendre par ce moyen [34] différentes formes sans se casser. Celles qui n’ont que l’aspect et le brillant métallique sans malléabilité, sont appelées demi-Métaux ». Ainsi c’est encore un caractère physique im- médiat, la malléabilité, qui va décider du classement initial des sub- stances. Ce caractère suffira pour retrancher le mercure de la classe

11

MACQUER, Eléments de Chymie, 1751, t. III, p. 60.

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des métaux. « Ce qui empêche que le Vif-argent ou Mercure ne soit réputé métal 12, c’est qu’il lui manque une des propriétés essentielles aux métaux, je veux dire la malléabilité. Lorsqu’il est pur et exempt de tout mélange, i l est toujours fluide, et par conséquent non mal- léable. » Or pour nous, la malléabilité et la fluidité seraient plutôt deux concepts qui s’apparentent, bien loin de s’opposer. C’est que nous cherchons une construction des concepts expérimentaux et que nous arrivons à penser la malléabilité et la fluidité comme des phéno- mènes qui montrent deux états différents d’une même propriété. Nous étendons les principes plus loin que l’observation immédiate.

Si des aspects physiques généraux apportent d’abord des moyens de classification fallacieux, il en est naturellement de même des singu- larités qui nous frappent à première vue.

C’est ainsi que l’aspect si particulier des fossiles a entraîné les chi- mistes du XVIIIe siècle à des recherches nombreuses où leur science n’avait rien à faire. De même encore les cristallisations arborescentes, les corps vitrifiés, les pierres précieuses ont appelé des rapproche- ments qui n’avaient aucune valeur chimique.

Finalement, à suivre la science dans les efforts qui la constituent, on s’aperçoit qu’elle ne progresse que par une [35] critique très serrée, très méfiante des sensations immédiates. En chimie, c’est toujours la deuxième idée qui est la bonne. Il faut dépouiller les qualités immé- diates et atteindre une qualité cachée. I l faut passer de la qualité en quelque manière absolue à une qualité relative en ce sens qu’elle se présente toujours dans la relation des corps entre eux, relation d’ailleurs le plus souvent tout expérimentale et, en quelque manière, factice. Il y a là tout un sensualisme polémique qui est bien différent du sensualisme qui, dans sa définition classique, s’appuie sur la sensa- tion toujours immédiatement acceptée. En somme, le chimiste mo- derne saisit la substance au terme de l’expérience. Comme le dit très bien Étard 13 l’élément chimique est une manière de substance-limite. Et Etard donne cet ingénieux exemple : une substance verte (la mala- chite), une rouge (la cuprite), une noire (la phillipsite) donnaient une seule et même substance, le cuivre. Ce qui devait frapper, à la ré- flexion, c’est que le bouleversement qualitatif, très sensible dans les

12 13

MACQUER, loc. cit., t. III, p. 104.
ETARD, Les nouvelles théories de la chimie, p. 13.

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premières manipulations, s’amortissait progressivement. On arrivait, à travers de grands et multiples changements, à une matière qui parais- sait bien plus réfractaire au changement. Ainsi, avant même que les caractères pondéraux systématiquement dégagés pussent servir à La- voisier à constituer la notion d’éléments, on pouvait suivre une réduc- tion du divers par des voies toutes qualitatives et désigner correcte- ment une substance élémentaire. Mais on voit que cette réduction ne peut être à la fois féconde et complète que si elle écarte la séduction des analogies immédiates et naturelles.

[36]

Le caractère essentiellement indirect de l’analogie chimique appa- raîtra peut-être plus nettement si nous rapprochons de l’épistémologie d’observation du XVIIIe siècle la conception des analogies dans la chimie contemporaine. Il ne nous sera pas difficile de montrer que l’analogie proprement chimique est toujours une analogie seconde et qu’elle rompt, par fonction, la première contexture des relations four- nies par les observations physiques.

Prenons comme exemple, avec M. Urbain 14, le thallium et es- sayons de rapprocher ce métal d’un autre corps. Sur ce simple exemple, nous allons voir se constituer non pas deux plans d’analo- gies, mais bien trois et nous serons amenés à tendre au-dessous du phénomène chimique deux ordres d’entités très différents qui corres- pondent l’un à la notion de corps simple, l’autre à la notion d’élément. Parmi ces plans d’analogies, ce sera naturellement le troisième, celui qui est le plus éloigné de l’observation immédiate, qui sera le bon.

Le thallium se présente à première vue comme un métal entière- ment semblable au plomb. Il a le même éclat. Tous deux sont mal- léables et mous. Leurs densités sont très voisines ; de même leurs points de fusion et de vaporisation. Plomb et thallium seraient donc deux matières bien semblables pour une science qui ferait reposer sur les liens physiques de la cohésion tout le poids de la classification.

Normalement le chimiste est donc amené à partir de cette analogie physique ; il va essayer de l’approfondir. La première tâche à laquelle il se livrera consistera [37] à attaquer plomb et thallium par les mêmes « réactifs », critères immédiats de la chimie. Il verra l’analogie se

14

G. URBAIN, loc. cit., p. 75 et suiv.

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poursuivre dans ces expériences : les deux métaux seront attaqués par les mêmes acides dans des conditions similaires, ils seront inactifs à l’égard des mêmes substances. On pourrait donc conclure qu’en tant qu’éléments simples, le plomb et le thallium sont aussi semblables que deux corps différents peuvent l’être.

Mais ces dernières relations, livrées par la chimie immédiate, sont encore superficielles. La chimie théorique pénètre à une tout autre profondeur. Elle reprend le problème dans un sens tout nouveau qui prétend retracer la construction géométrique des composés. Pour la stéréochimie, les réactions de laboratoire ne sont encore que des rela- tions phénoménales, le problème de la composition doit dégager un principe plus caché et plus rationnel. Elle postule donc au-delà de la notion de corps simple une notion nouvelle qui a reçu malheureuse- ment un nom très ancien, c’est l’élément. Cet « élément » est moins un élément trouvé dans une analyse qu’un élément essayé dans une synthèse.

On devra donc saisir le rôle de l’élément dans ses diverses combi- naisons. C’est alors qu’on s’apercevra que le plomb et le thallium n’ont aucun caractère élémentaire commun et que l’élément thallium se rap proche bien davantage de l’élément potassium : les sels de thal- lium et de potassium sont isomorphes, ils peuvent donner des cristaux mixtes où l’un des corps se substitue à l’autre sans troubler la construction cristalline. Dans l’homogénéité physique de ce cristal chimiquement hétérogène, les deux éléments prouvent leur parenté, leur puissance parallèle de construction. [38] Les ressemblances du plomb et du thallium passent au rang de simples contingences ; elles ne retiennent plus l’attention du chimiste.

Toute la chimie moderne repose ainsi sur la notion de composition. Le plan de combinaison est d’ailleurs systématiquement élargi. I l ne s’agit plus d’étudier un corps par ses réactions sur quelques autres corps choisis sous le nom de réactifs pour la rapidité de leurs indica- tions. Il faut coordonner un nombre de plus en plus grand de réactions, multiplier les composés, étudier toutes les possibilités de groupement. On peut dire que les corps présents dans le phénomène chimique nous intéressent avant tout comme les pièces d’une construction.

Chose digne de remarque, on en viendra à examiner la composition de l’élément avec lui-même pour rendre raison de la constitution phy-

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sique du corps simple. On peut dire ainsi que les propriétés physiques d’un corps simple ne sont pas relatives aux propriétés chimiques du corps simple lui-même pris dans son état massif et achevé, mais que ces propriétés physiques sont plutôt en relation avec un état plus fon- damental, vraiment premier. Il apparaît donc bien, derrière le phéno- mène chimique de premier examen, un plan nouveau de l’être, véri- table noumène chimique, que nous ne touchons jamais par l’expé- rience, mais qui nous est indispensable pour comprendre l’expérience. Tout le problème de la pensée chimique apparaît sur cet exemple pro- pice. Cette pensée se présente bien comme une réflexion sur les condi- tions de la combinaison des substances. Elle a même besoin d’appli- quer cette notion de combinaison jusqu’au sein de l’homogène. En tout [39] cas elle ne s’absorbe pas dans la description des propriétés des substances, non plus que dans leur comparaison phénoménolo- gique. C’est donc dans un plan profond que l’analogie chimique doit trouver sa racine. Tout le premier travail de rassemblement analogique doit être remanié en fonction des idées de constitution.

[40]

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LIVRE I

Chapitre II

PURETÉ ET COMPOSITION

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En chimie, l’objet n’est donc pas immédiat et en tant que substance il ne se présente pas à l’examen du savant dans des voies toujours aus- si uniformes qu’on pourrait le croire. Il est même légitime de se de- mander si la substance chimique apparaît jamais bien nettement, bien circonscrite quant à ses attributs et modes. Nous devons donc exami- ner tout ce qui concourt à entourer la substance chimique d’une marge d’imprécision, d’une impureté essentielle. On sent bien que tout ce qui contribue à nous livrer les substances dans un état mêlé et confus aug- mente jusqu’à l’infini la richesse de la diversité. On ne pourra donc dominer le caractère individuel des corps matériels saisis dans l’expé- rience commune que si l’on arrive à les classer en essences séparées, bien assurées de garder solidement, en dépit des approximations de l’expérience, les propriétés qui les distinguent.

Or, à suivre l’histoire de la Science, on se rend compte que ce pro- blème de la pureté des substances a eu à triompher d’idées qui peuvent maintenant nous sembler étranges, mais qui avaient pour sou- tien une expérience d’autant plus solide qu’elle était plus imprécise et plus générale. Nous nous limiterons d’ailleurs à caractériser quelques- unes de ces idées systématiques, sans nous [41] astreindre à multiplier les exemples qui figurent dans toutes les histoires de la chimie.

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Signalons d’abord plusieurs intuitions susceptibles de détendre le lien qui réunit la substance à ses attributs.

On a toujours été frappé de la délicatesse de certaines manipula- tions qui permettaient de modifier, avec l’aide de quantités infimes d’une matière bien choisie, les qualités d’une substance particulière. Ainsi Liebig signale qu’on communiquait au cuivre la couleur de l’or en le traitant par la calamine, la couleur de l’argent par adjonction d’arsenic. La philosophie n’avait pas encore établi la distinction des qualités premières et secondes. On avait donc là une preuve très claire qu’une propriété fondamentale pouvait être, au gré de l’expérimenta- teur, perdue ou attribuée. Cette intuition est plus puissante qu’on ne croit, car elle joue encore actuellement un rôle positif dans nos expli- cations rapides. C’est ce qu’indique Liebig 15. « Aujourd’hui encore l’expérience nous conduit à admettre un principe colorant particulier dans toutes les matières qui ont de la couleur. La couleur rouge du ru- bis, la couleur verte de l’émeraude, la couleur bleue du saphir sont dues à des causes semblables à celles qui déterminent la coloration des étoffes. » Cette observation de Liebig faite il y a plus de 80 ans reste valable, du moins au point de vue pédagogique. Par une sorte d’approximation substantielle, nous nous rendons compte que des traces d’oxyde peuvent colorer l’alumine et donner le rubis, le saphir, la topaze… Cependant, que les impuretés soient utiles ou non, nous [42] savons les penser en tant qu’impuretés : d’une propriété nous avons fait un accident. En cela nous avons diminué la portée de la di- versité phénoménale des matières étudiées par la chimie.

Ostwald met en valeur une autre raison factice de la diversité attri- buée jadis aux substances chimiques. Dans la chimie prélavoisienne 16 on admettait « que, d’après le mode de préparation, des substances élémentaires elles-mêmes, comme le fer, l’or et l’étain, pouvaient pré- senter des différences de qualité comme le pain, le vin et autres pro- duits de fabrication arbitraire ». On pouvait donc espérer, par des ma- nipulations plus fines, changer radicalement les propriétés d’un corps. Toute la philosophie chimique reposait sur la mobilité des qualités

15 16

LIEBIG, Nouvelles lettres sur la chimie, trad. Gerhardt, 1852, p. 75. OSTWALD, L’évolution d’une science : La Chimie, trad., p. 17.

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qu’on pouvait ainsi transporter d’un corps à un autre. Le rapport de la substance à son attribut n’avait donc pas, dans la pensée des anciens chimistes, la solidité que nous lui attribuons, sans discussion philoso- phique, comme un a priori de la pensée expérimentale.

En examinant l’intuition alchimique, on saisirait aussi la substance chimique dans un rôle temporané qui pourrait soulever bien des dis- cussions. On croyait, en effet, en la maturation des produits chi- miques, guidé en cela par les fermentations et les maturations végé- tales. La substance perd là une raison de permanence. Elle acquiert, du même coup, une diversité essentielle puisque son état dépend de son degré d’évolution. On s’expliquait d’ailleurs que l’origine d’une sub- stance parût laisser des traces inaltérables, de même la voie d’extrac- tion. Le carbonate de potassium, par exemple, donnait, [43] croyait- on, trois espèces très nettement distinguées selon qu’on le tirait des cendres, du tartre ou du salpêtre. À l’origine de toute substance chi- mique il y avait donc comme un germe qui individualisait cette sub- stance et qui déterminait son évolution. Une telle richesse de singula- risation interdisait de poser le problème de la réduction du divers.

Il y avait d’ailleurs des raisons vraiment positives qui devaient en- traver la formation de l’idée moderne de substances chimiques à ca- ractères fixes et séparés. Les méthodes de recherche et d’isolement sont en effet étroitement solidaires des corps chimiques eux-mêmes. Ces méthodes apparaissent alors comme matérialisées. Elles font, de la philosophie chimique, un long commentaire d’une coopération sub- stantielle singulièrement profonde. Non seulement les substances n’ont de caractères chimiques qu’à l’égard les unes des autres, mais encore on ne peut les tirer de l’état complexe et mêlé où elles se pré- sentent dans la nature que par leurs actions réciproques. On pourrait donc dire que, par delà leur phénomène, dans leur existence même, les substances chimiques sont entièrement relatives les unes aux autres et non plus seulement par leurs qualités comme nous l’indiquions d’un mot dans le chapitre précédent.

Ce rapport expérimental qui relie les éléments du pluralisme chi- mique n’est pas une simple considération philosophique. En fait, ce fut là une objection préalable souvent répétée au XVIIe et au XVIIIe siècles. On en arrivait alors à douter que 1’isolement des constituants d’un corps composé fût autre chose qu’un artifice de pensée et qu’ex- périmentalement parlant, il fût légitime de proposer une séparation des

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éléments. En [44] effet, pour tirer un corps engagé dans une combinai- son, i l fallait lui offrir un autre corps auquel i l devait à nouveau se combiner. Un élément ne pourrait donc jamais quitter une combinai- son que pour entrer dans une autre combinaison. Ainsi Beccher (1625- 1682) professait que « les principes ne peuvent presque jamais être sé- parés les uns des autres ; ni, par conséquent montrer les corps primi- tifs dans leur simplicité et leur homogénéité mais que nous ne pou- vons les séparer qu’en les transportant d’un mixte dans un autre ». Au XVIIIe siècle, Henckel (1679-1744) objectait encore : « L’on ne par- vient jamais à décomposer un mixte sans produire de nouvelle mix- tion ; ce serait en vain qu’on tenterait d’avoir chacun de ces principes séparément et dans leur état de simplicité 17. » Au XVIIIe siècle on ob- jectera encore que la chimie, en utilisant le feu, apporte le principe même du changement dans l’étude des substances : Ignis mutat res. On n’a pas de critère pour séparer les actions physiques et les actions chimiques. On retire bien un alcali des cendres des végétaux, mais n’a-t-on pas créé cet alcali par la combustion ? On objectera donc contre les objets de la chimie qu’ils sont de simples « créatures du feu » 18.

Dans l’analyse des mixtes on pensait d’ailleurs que les difficultés s’accentuaient au fur et à mesure qu’on s’approchait des éléments. En 1751, Macquer mettra au rang des axiomes évidents de la Chimie cette difficulté [45] progressive de l’analyse 19. « Plus les substances sont simples, plus leurs affinités sont sensibles et considérables : d’où il suit que moins les corps sont composés, plus i l est difficile d’en faire l’analyse. » C’est là une vue qui a la logique pour elle. Puisqu’on est condamné à se servir des affinités pour obtenir les éléments, il semble à juste raison qu’on ne triomphera jamais des affinités fonda- mentales. Autrement dit, l’isolement des substances ne pourra jamais être complet puisque l’acte chimique de la substance est essentielle- ment un acte de combinaison.

En se référant à ces opinions, on voit donc combien la tâche de ré- duction du divers devait sembler artificielle dès que cette réduction

17 18 19

Cités par Mme METZGER, La philosophie de la matière chez Stahl et ses disciples, apud Isis, n° 27, février 1925.

Voir Encyclopédie Art. Chymie. Cf. Mme METZGER, Les Doctrines chi- miques, p. 212.

MACQUER, loc. cit.. t. III, p. 18 voir aussi p.195.

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prétendait passer du domaine logique au domaine expérimental. À bien y réfléchir, on n’avait, en suivant la marche d’une réaction chi- mique, aucun moyen pour reconnaître si l’on avait affaire à une ana- lyse ou à une synthèse. Ces idées qui sont logiquement si claires étaient pour une science naissante d’une application difficile. Com- ment par exemple évincer le rôle de l’air ? Comment comprendre une synthèse qui résulte de la combustion d’une seule substance ? Au sur- plus, la conception des impondérables, qui ruinait toute référence aux pesées, venait troubler la distinction du simple et du mixte. On com- prend alors la persistance de l’erreur sur la simplicité attribuée aux terres qui, quoique plus lourdes que les métaux correspondants, sem- blaient jouer à leur égard le rôle d’éléments. Comme on l’a souvent répété, le plus grand progrès de la chimie sera bien, en niant l’exis- tence des [46] impondérables, de soumettre entièrement l’expérience au critère de la pesée. Mais le caractère épistémologique de ce progrès consiste peut-être surtout dans le sens nettement expérimental donné aux idées d’abord pure ment logiques d’analyse et de synthèse. On ar- rivera alors à distinguer entre analyse et synthèse par le seul fait que dans la synthèse il y a augmentation de poids, tandis que dans l’ana- lyse il y a diminution de poids. C’est dans ce principe que la notion d’élément trouve sa base expérimentale. Il ne suffit plus de dire qu’un élément est une substance qu’on n’a jamais pu décomposer, car l’idée de décomposition complète n’est pas une idée expérimentalement claire. Il faudra dire qu’une substance élémentaire constitue un élé- ment si le poids de cette substance augmente dans toutes les réactions chimiques où elle coopère 20. Ainsi la substance élémentaire est saisie comme élément d’une synthèse plutôt que comme élément d’une ana- lyse. II s’agit donc bien d’une définition synthétique de la substance. De l’analyse à la synthèse il n’y a pas équivalence expérimentale et A. Comte a eu raison de signaler la difficulté d’inverser expérimentale- ment ces deux méthodes si différentes philosophiquement 21.

Mais en posant le problème après même la révolution lavoisienne, après les séparations effectives de certains éléments, des objections

20 21

Cf. OSTWALD, loc. cit., p. 23.
A. COMTE, Cours de philosophie positive, t. III, p. 11. Ed. Schleicher.

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restent possibles contre le principe de la détermination exacte des corps. En effet, [47] une substance chimique particulière ne peut être correctement désignée que relativement à un ensemble de réactifs. On va donc avoir au moins deux corps en présence. Aussitôt le problème de la pureté des substances va se compliquer : la pureté de l’un des corps n’a pas nécessairement la même sensibilité que la pureté d’un autre corps dans une réaction commune. On n’aura donc pas une ga- rantie conjuguée, assurée des deux côtés à la fois. Du seul fait de l’im- pureté des réactifs, on est donc condamné à n’avoir d’abord que des moyens plus ou moins confus pour désigner les substances chimiques.

En fait ce problème de la pureté des substances a déterminé une crise extrêmement importante dans l’évolution de la science chimique. On fut amené à se demander si le concept de substance définie avait un sens précis. Ce débat, bien que se développant à l’écart du pro- blème métaphysique, est susceptible d’éclairer d’un jour très particu- lier notre idée de substance. Nous prendrons pour l’exposer le mo- ment même où il est culminant. C’est lorsque Proust affirme avec la plus grande netteté que les compositions se font dans des proportions strictement définies. Ce pouvoir de combinaisons précises et définies suppose, comme i l va de soi, une absolue identité pour chaque sub- stance composante. Il n’y a qu’un fer, il n’y a qu’un soufre dès l’ins- tant où i l n’y a qu’un sulfure de fer. La composition précise est la preuve d’une pureté absolue des éléments. Nous pouvons nous trom- per et manquer de soin dans une analyse ; les diverses substances simples ne peuvent se tromper dans leur combinaison ; elles réagissent avec une exactitude absolue. Telles sont les conséquences immédiates du principe postulé par Proust.

[48]

Ce principe que nous admettons sans difficulté fut combattu pen- dant de nombreuses années par des chimistes réputés. Berthollet, entre autres, admettait fort bien des fluctuations à l’origine même des com- binaisons chimiques. Il acceptait des proportions à peu près définies. Dès lors un champ de diversité était possible pour les substances du fait même de leur combinaison flottante. Tout un à-peu-près de la sub- stance était légitimé par cette hérésie chimique. Hérésie puissante puisqu’elle s’appuyait d’abord sur les données de laboratoire qui nous présentent des analyses souvent imprécises.

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Au fond l’idée de composition chimique n’avait pas alors la netteté que nous lui attribuons aujourd’hui, elle était confondue avec l’idée de composition physique ; on était en quelque sorte embarrassé par une chimie physique prématurée. Curieuse évolution scientifique d’ailleurs, qui fait sortir la chimie d’une chimie-physique pour la re- plonger un siècle plus tard dans une chimie-physique. Cette implica- tion des doctrines est à la base es objections que Berthollet présente dans une Introduction à la traduction française du Système des connaissances chimiques de Thompson (1809) 22. « I l convient de considérer d’abord si c’est une propriété générale, que les combinai- sons ne varient que par un rapport multiple des éléments qui les com- posent, si on peut la considérer comme une loi à laquelle soient sou- mises toutes les combinaisons. J’observerai premièrement qu’on ne peut pas supposer, pour soutenir cette hypothèse, une différence réelle entre la dissolution et la [49] combinaison ; l’une et l’autre sont un ef- fet de la même action chimique, un résultat de l’affinité dans lequel on ne peut admettre d’autre différence que celle du degré de l’énergie. Or, la vitrification présente des variations infinies de composés où l’on ne peut admettre cette loi. La plupart des alliages métalliques peuvent se faire en toutes proportions ; la combinaison mutuelle des liquides, lorsqu’il n’en résulte pas la production d’un solide, est dans le même cas ; les liquides dissolvent aussi progressivement les so- lides. La grande variété des combinaisons terreuses et métalliques qui forment les minéraux ne pourrait s’expliquer par des compositions soumises à cette formule, non plus que celle des substances végétales et animales, quoiqu’on y observe souvent une régularité dans les pro- portions. Enfin les phénomènes naturels qui sont une suite de l’état de combinaison dont ils dépendent, ne marchent point ordinairement par sauts ; ainsi le dégagement et l’absorption du calorique suivent une progression continue pendant qu’il n’y a pas de changement d’état dans les corps. Les décompositions par le feu, les distillations ne montrent pas cette irrégularité qu’on devrait trouver dans les produits, si les combinaisons étaient assujetties à des proportions distantes entre elles. » On ne peut méconnaître la portée philosophique de telles ob- jections. Dès qu’on prétend se placer en face de toute l’expérience, on peut croire que les phénomènes apparaissent tous sur le même plan. Ils réclament alors tous une explication au même titre et i l peut pa-

22

Cité par JAGNAUX, Histoire de la chimie, t. I. p. 225.

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raître abusif de sérier la phénoménologie. On en vient alors à adapter la même philosophie de l’expérience aux phénomènes de la vitrifica- tion, de la dissolution, de la distillation. Il [50] faudra cependant en venir à séparer la phénoménologie en niveaux distincts et on ne com- prendra bien le phénomène de premier aspect qu’en fonction d’un phénomène en quelque manière plus profond. On arrivera alors à ex- pliquer la nature naturelle par une véritable nature artificielle. On pé- nétrera en quelque sorte dans les secrets de la nature naturante pour trouver les véritables lignes de la nature naturée. À suivre dans son histoire l’effort de la chimie vers le corps simple, défini, pur, on se rend compte qu’on a presque le droit de dire que l’expérience chi- mique moderne crée les substances, que du moins, en les épurant, elle leur rend leurs véritables attributs. Ce caractère artificiel et construc- teur ne pouvait apparaître que tardivement. Berthollet, positiviste avant la lettre, parlait donc le langage de la prudence. La prudence fut mauvaise conseillère.

Mais le sens théorique de l’intuition de Berthollet était encore plus profond. Pour lui, l’affinité chimique était une force comme les autres. Cette affinité était donc susceptible de se composer avec d’autres forces telles que l’élasticité et la cohésion. Le problème de la compo- sition chimique se révèle donc plus complexe que jamais. C’est en somme par accident qu’on rencontre des proportions fixes. « Deux corps, dit Wurtz 23 en rappelant les hypothèses de Berthollet, peuvent s’unir eu proportions variables, mais parmi ces combinaisons, l’une se distingue par la prédominance de la cohésion ou de l’élasticité : les éléments de cette dernière sont alors combinés en proportions défi- nies, par la raison [51] qu’elle cristallise, qu’elle est insoluble ou vola- tile. Berthollet admet donc les proportions définies, non comme une loi générale, mais comme un fait accidentel se produisant sous l’em- pire de forces étrangères à l’affinité. Lorsque ces dernières forces, la cohésion, l’élasticité, se balancent, soit dans les corps composants, soit dans les produits de leur combinaison, l’affinité dégagée de ces entraves, peut s’exercer librement et n’est plus soumise qu’à l’in- fluence des masses. Les combinaisons et en général les actions chi- miques peuvent alors s’effectuer en proportions quelconques. » On peut dire, dans le langage métaphysique, que l’acte substantiel est pour Berthollet proprement inépuisable. Si deux substances ont une

23

WURTZ, Histoire des doctrines chimiques, p. 47.

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affinité l’une pour une autre, elles pourront se fixer l’une à l’autre en quantité indéterminée. Il n’y a que des accidents, comme le fait pour un composé d’être insoluble, qui puissent arrêter ce mélange indéfini des substances. Si l’on pouvait examiner la combinaison chimique en la dégageant des phénomènes physiques connexes, on verrait, d’après l’intuition de Berthollet, que le pouvoir de combinaison varie d’une manière continue pour atteindre une limite de saturation mutuelle. Il y aurait donc pour les composés une sorte de continuité substantielle. Autant dire que nous ne connaîtrions que des qualités moyennes. Les cas où le principe des proportions définies paraît jouer nettement, comme dans l’union du gaz oxygène et du gaz hydrogène pour donner de l’eau, sont des cas où l’action physique est particulièrement in- tense. Dans cet exemple, la condensation est si grande qu’elle ras- semble immédiatement le résultat de la réaction des deux gaz et qu’elle empêche la force d’affinité de se [52] développer librement 24. L’uniformité de certaines substances apparaît donc comme une singu- larité. Cette uniformité est imposée du dehors. La substance chimique est unique par accident. Ainsi, en remontant au principe même de l’in- tuition de Berthollet, on devrait prendre la diversité comme essen- tielle. L’affinité serait radicalement indéfinie. C’est vraiment un désir comme le dira encore avec une insistance singulière Berzélius 25. « Tous les effets naissent de causes ou sont produits par des forces ; ces dernières (semblables aux désirs) tendent à se mettre en activité et à se satisfaire, pour arriver à un état de repos. » L’affinité chimique, ré- fractaire à toute quantification, serait donc essentiellement qualitative.

Il convient d’ailleurs d’ajouter que la détermination dans l’ordre de la qualité étant moins exigeante que la précision quantitative, cette mobilité de l’affinité chimique entre un état minimum et un état maxi- mum ne troublerait pas, expérimentalement parlant, l’aspect moyen et positif des substances. I l y a là un paradoxe de la précision que Comte, obsédé par sa répulsion de toute précision gratuite, a signalé dans la leçon qu’il consacre à la polémique de Proust et de Berthol- let 26.

« Si… l’existence d’un nombre indéterminé de combinaisons dis- tinctes entre des éléments identiques paraissait devoir interdire l’éta-

24 25 26

Cf. BERZELIUS, Traité de chimie, trad. 1831, 1. III, p. 527. BERZELIUS, loc. cit., t. V, p. 3.
A. COMTEERZELIUS, loc. cit., t. III, p. 81.

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blissement d’aucune loi constante sur les compositions et les décom- positions, il faut reconnaître, par une considération plus approfondie, que, dans une semblable hypothèse, ces divers [53] composés succes- sifs auraient nécessairement des propriétés très peu différentes, en sorte qu’il n’importerait guère de pouvoir les distinguer avec une scru- puleuse précision. Les termes d’une telle série (de combinaisons) qui seraient vraiment caractérisés par des propriétés très tranchées se trou- veraient, par cela même, comme l’établit la théorie de Berthollet, as- sujettis, en général, à des proportions définies… Ainsi, la précision chimique resterait encore également possible, là où elle acquiert une véritable importance, et ne cesserait d’être permise qu’à l’égard des cas où elle n’aurait aucune valeur essentielle. »

On voit donc que le rapport de substance à attribut a longtemps manqué de clarté en chimie. Les chimistes du début du XIXe siècle se rendaient très mal compte que les propriétés des substances sont ri- goureusement déterminées. Ostwald, qui fait cette remarque, montre précisément la nécessité d’envisager une pluralité de propriétés pour désigner une substance particulière. En effet 27, « on peut bien obtenir la concordance entre deux substances pour une propriété, mais pour une seule : si, par exemple, on prend deux substances de densité voi- sine et qu’on chauffe la plus dense, on peut réaliser, avec l’approxima- tion que l’on veut, l’égalisation des densités, mais, si les densités sont égales, les températures sont différentes ». On n’arrivera donc pas à reconnaître la substance à un seul de ses signes. Il faudra au contraire pour prendre une exacte mesure de la substance chimique envisager un nombre aussi grand que possible de qualités diverses.

[54]

Mais alors, dans cette voie, on s’aperçoit bien vite que la distinc- tion entre les propriétés chimiques et les propriétés physiques est arti- ficielle et qu’on peut être amené à des constatations très propres à étonner le chimiste en faisant varier les conditions physiques d’une ré- action. Ainsi M. Urbain remarque que la potasse et l’acide sulfurique, qui réagissent si violemment à la température ordinaire, restent inac- tifs quand on les met en présence à la température de l’air liquide. Dès lors, ne peut-on pas craindre de prime abord que notre science chi-

27

OSTWALD, loc. cit., p. 37.

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mique soit frappée d’une contingence essentielle ? Pour saisir plus profondément les propriétés de la substance elle-même, il faudrait sans doute pouvoir fonder un vaste système de correspondance qui nous permettrait d’inscrire au compte même de la substance ses réac- tions aux agents physiques extérieurs.

Il ne faudrait d’ailleurs pas s’imaginer que ces difficultés d’ordre philosophique aient été toutes définitivement résolues. La formation des corps un peu complexes peut se présenter dans des circonstances multiples. Ainsi, M. Delacre dans ses longues recherches sur la fa- mille de la dypnopinacone a montré qu’un corps pur, cristallisé, tout à fait bien défini, peut donner, par simple fusion, un corps nouveau qui lui aussi est pur, cristallisé, parfaitement défini. M. Delacre a reconnu ensuite que ce deuxième corps, par une nouvelle fusion, redonne à son tour une certaine proportion du corps dont on était parti 28. « Il est évident d’après cela, dit-il, qu’il entre dans la constitution des corps un facteur dont on n’a jamais tenu compte. Si A en fondant [55] se transforme partiellement en B, c’est qu’un germe de B se trouvait en A. Il est impossible que A puisse être représenté philosophiquement par une seule formule. La formation de B doit évidemment intervenir dans la représentation de cette constitution. » C’est donc tout le pro- blème de l’individualité chimique qui est remis en discussion. II est d’ailleurs frappant que l’expression de germe, si ancienne dans la phi- losophie chimique, vienne sous la plume d’un chimiste moderne dont l’esprit accepte entièrement la foi expérimentale. Au surplus, quand on voit un phénomène comme la simple fusion intervenir d’une ma- nière aussi complexe dans l’évolution d’une substance définie par les critères généralement les plus sûrs, on est amené à rétablir une relati- vité essentielle entre les caractères chimiques et les caractères phy- siques. On ne peut plus suivre la séduction d’une pensée simpliste qui croit pouvoir attribuer, une fois pour toutes, une propriété à une sub- stance, laissant aux circonstances la charge d’expliquer certaines mo- dalités de cette propriété. Il convient au contraire de réintégrer au sein même de la substance, les circonstances dans lesquelles cette sub- stance se manifeste. Par ce détour, la loi physique s’accroche en quelque sorte à la nature chimique. Les substances qui s’étaient d’abord désignées à l’attention du savant par les singularités de leur nature ne font plus que réagir singulièrement à des thèmes généraux.

28

DELACRE, Essai de Philosophie chimique, 1928, p. 137.

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Une base d’étude comparative est maintenant établie. Désormais, un corps particulier est un exemple d’une loi générale. Nous aurons à re- venir souvent sur cette fonction d’exemple — toute nouvelle dans la pensée empirique. Nous la verrons se dégager peu à peu dans la science moderne. Par elle la pensée arrive à confirmer ses cadres, ses hypothèses, ses schémas. On pourrait dire que l’exemple est le fait suffisant, le minimum de réalité nécessaire pour lester la pensée.

[57]

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Le pluralisme cohérent de la chimie moderne.

LIVRE I

Chapitre III

LA CLASSIFICATION DES COMPOSÉS

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Avant d’aborder la classification des substances élémentaires, il nous faut étudier la classification des corps composés. Il n’y a pas là une méconnaissance de l’ordre naturel des problèmes ; c’est bien ici le composé qui doit être envisagé avant le simple puisque les caractères chimiques d’une substance élémentaire sont des caractères essentielle- ment indirects et qu’ils n’interviennent, en ce qui concerne les classifi- cations générales modernes, que comme affinité de combinaison. Dès lors, si l’on se place devant 1’expérience elle-même, en écartant la sé- duction toute philosophique qui nous absorberait dans une étude ex- haustive d’une matière simple particulière, on doit saisir, à propos de l’ordre de complexité des substances, une corrélation très caractéris- tique de la philosophie chimique : on tente bien de comprendre le composé par le simple, mais c’est immédiatement pour caractériser le simple par son rôle dans la synthèse des corps composés. La décou- verte elle-même est plutôt sous la dépendance de la synthèse que de l’analyse. Hoefer l’indique dans une remarque rapide 29 : « Les expé- riences les plus anciennes sur la composition des corps sont, non pas analytiques, mais synthétiques.

[58]
HOEFER, Histoire de la chimie, t. II, p. 221.

29

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L’esprit humain débute, comme la science, par la synthèse. » Et Hoefer indique quelques exemples précis, en particulier, comment Al- bert le Grand trouve par la synthèse la vraie nature du cinabre, com- ment Sala en unissant une partie de sel volatil des urines (ammo- niaque) avec une proportion convenable d’esprit de sel obtient un pro- duit qui ressemble en tout point au sel ammoniac ordinaire. On pour- rait donner un grand développement à l’observation de Hoefer. Mais si l’on devait étudier en détail le problème de la corrélation du simple et du composé, des rapports véritables de l’analyse et de la synthèse, c’est toute une histoire de la chimie qu’il faudrait retracer. Nous nous bornerons à présenter l’instant décisif où la question de la synthèse chimique s’est posée sous son aspect moderne. Nous n’aurons pas de peine à reconnaître que les problèmes de synthèse particulière s’ef- facent devant un problème de synthèse vraiment générale, impliqué lui-même dans un problème de classification et de nomenclature. D’ailleurs sur ce simple problème de classification, Ampère remarque justement que (1816) 30 « les corps composés ont déjà été classés d’une manière bien plus conforme à leurs véritables analogies que ne l’ont été leurs éléments ». Ainsi l’ordre historique comme l’ordre or- ganique nous obligent bien à traiter de la classification des composés avant la classification des corps simples.

Ce sont les intuitions, et les travaux de Laurent et de Gerhardt qui ont vraiment ouvert les voies nouvelles. [59] Et ce sont les synthèses de Berthelot qui ont donné sa pleine extension au problème de la constitution des composés.

Pour Auguste Laurent, une science chimique qui se bornerait à une simple description des phénomènes manquerait à son véritable rôle. Laurent veut sans doute que les faits confirment les idées, mais il faut aussitôt que les idées fassent prévoir des faits nouveaux. Le phéno- mène chimique est un phénomène provoqué et ce caractère de science artificielle est très profond puisque dans les recherches de la chimie moderne, c’est la substance elle-même qui doit être en quelque sorte suscitée. En particulier, une classification chimique doit nous conduire, non seulement à une mise en ordre des expériences faites,

30 Annales de Chimie et de Physique, t. I., 1er art. Essai d’une classification des corps simples.

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mais encore à la création de substances toutes nouvelles. En février 1845, Laurent écrit à Gerhardt 31 : « Votre classification est mauvaise ; poursuivez vos homologues et qu’ils vous servent alors à faire votre classification. Sans une idée dominante, i l est impossible de faire quelque chose. Tirerez-vous jamais quelque chose de votre classifica- tion ? Non, rien, absolument rien puisqu’il n’y a pas d’idée. Une clas- sification doit offrir une série de rapports. Et je suis persuadé que quel que soit le point de départ, on doit toujours arriver à des rapproche- ments intéressants. Mais encore faut-il que ce point de départ soit une idée. » Si l’on n’y prenait garde, on pourrait facilement confondre cette opinion avec la déclaration habituelle qui justifie une classifica- tion en histoire naturelle ; mais en [60] lisant Laurent, on se convainc qu’il s’agit de tout autre chose et que l’idée qui sert de point de départ est une idée d’expérimentation et non pas simplement une idée qui permet de résumer une expérience faite ou de classer des observa- tions.

D’une manière semblable, Laurent lutte contre toute conception de la chimie qui se confinerait dans un positivisme timoré et qui se bor- nerait à nous donner la formule brute d’un corps composé. Au fond, quand un chimiste nous dit que dans 100 grammes d’alcool ordinaire, i l y a 52 gr. 2 de carbone, 13grammes d’hydrogène, 34 gr. 8 d’oxy- gène, i l nous a donné une définition chimique correcte de la sub- stance composée. Il serait cependant prématuré de quitter le labora- toire et de résumer immédiatement, par le travail théorique, les résul- tats de l’analyse chimique. Nous n’avons pas là toute l’expérience et la comparaison des analyses centésimales ne nous donnerait pas la pa- renté des substances composées. Il faut donc retourner au laboratoire, i l faut trouver un intermédiaire entre les résultats de l’analyse chi- mique et les propriétés des substances, autrement dit, il faut trouver la signification phénoménale en correspondance avec la composition. Ainsi, encore une fois, on voit que l’analyse d’une substance particu- lière ne suffit pas pour la connaître exactement. Nous ne la connaî- trons vraiment que lorsque nous pourrons lui attribuer une place pré- cise dans le plan organique de l’expérience totale, quand nous aurons fixé sa genèse et ses qualités génétiques.

31

La Correspondance de Charles Gerhardt, publiée par Marc Tiffeneau, 1918, p. 19.

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Laurent voit nettement cette nécessité et son but est en somme de lier les propriétés typiques à des for mules typiques. Dans une de ses premières lettres à [61] Gerhardt (1844) il écrit 32 : « Les formules brutes sont aussi mauvaises… Voici cc que je cherche : des formules synoptiques, telles, qu’à leur aspect, on puisse dire : ce corps appar- tient à telle série, il est neutre ou acide, c’est un aldéhyde, etc. L’arran- gement que je donne peut être faux ; mais c’est un arrangement rela- tif. » En 1845, il écrit encore 33 : « En tout cas, vous voyez qu’un sys- tème de formules brutes est trop absolu et que s’il était adopté, il em- pêcherait de découvrir une foule de rapports intéressants. Je suis d’ac- cord avec vous, nous ne savons pas comment les atomes sont dispo- sés, mais nous savons déjà (corps chlorés) que dans tel corps les atomes sont disposés comme dans tel autre… On ne prétendrait pas in- diquer la disposition des atomes, mais une semblable disposition dans les corps analogues. » Comme on le voit, la nuance est délicate et l’on s’explique que les idées directrices de Laurent aient été si longtemps méconnues. Les doctrines d’inspiration positiviste ou réaliste de- vraient être choquées par une thèse qui se résume dans cette affirma- tion : je puis dire que des corps différents ont même structure sans rien connaître de leur structure. Une telle identité uniquement inférée, ja- mais vérifiée, pouvait passer pour une vaine supposition. Cependant, à suivre Laurent dans l’enthousiasme de ses constructions, on voit cette inférence se confirmer dans de si nombreuses comparaisons, que l’ex- tension finit par déceler le caractère caché. Une fois de plus c’est l’ex- tension qui éclaircit la compréhension. C’est l’étude en extension qui précède l’étude en compréhension contrairement à toute prévision de philosophie réaliste.

[62]

Il y a même intérêt à suivre pas à pas cette voie de l’extension et à retracer la genèse progressive des substances composées ; autrement dit, l’ordre de préparation des substances nouvelles ne correspond pas à un caractère purement accidentel, cet ordre indique une filiation vraiment réelle dans une science qui crée son objet. Ce principe géné- tique comme base des classifications chimiques est invoqué à plu- sieurs reprises par Laurent 34. « Les caractères les plus importants, sur-

32 33 34

Loc. cit., t. I, p. 9. Loc. cit., t. I, p. 21-22. Loc. cit., t. I, p. 28.

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tout dans la chimie organique, ce sont ceux que les corps présentent dans la manière dont ils se forment et se métamorphosent ; les corps composés peuvent être engendrés par plusieurs procédés et ils peuvent engendrer d’autres corps qui ne leur ressemblent pas. Pour les natura- listes, deux individus appartiennent à la même espèce si l’un a été en- gendré par l’autre ; la génération est un caractère d’une valeur abso- lue. En chimie il n’y a pas de génération proprement dite. Il y a union, séparation, mais l’origine du corps générateur a pour nous autant d’importance que la génération pour les naturalistes. Ceux-ci sé- parent-ils l’œuf de sa larve, celle-ci de sa nymphe et de l’insecte par- fait ; or l’œuf d’un papillon ressemble plus à l’œuf d’une abeille qu’à ce papillon lui-même ; cependant, quel est le naturaliste qui voudrait séparer l’œuf de la chenille, et celle-ci de la chrysalide ou du pa- pillon? Pour nous, nous ne séparons pas davantage l’essence d’amandes amères de l’acide benzoïque, de la benzamide, de l’hydro- benzamide, de l’acide anthranilique, parce que, avec le premier, on peut faire le second, le troisième, le dernier, et avec [63] celui-ci, re- faire les autres. « Dans une lettre à Gerhardt (fév. 1845) Laurent écrit encore 35 : « Le principe de génération… me parait un excellent élé- ment de classification, car il permet de rapprocher les corps sous le point de vue de leurs métamorphoses les plus prochaines (alcool, acide acétique, aldéhyde, éther, cacodyle). Tout cela se lie. »

Mais c’est surtout dans les synthèses de Berthelot que l’ordre géné- tique des substances est systématiquement employé pour déterminer les caractères primordiaux de ces substances. Berthelot, rappelant d’ailleurs les travaux de Gerhardt, pose en termes excellents la rela- tion de l’ordre de complexité et de l’ordre de génération 36 : « À l’ori- gine, on avait mis en doute si de telles synthèses, fondées sur l’union de deux principes organiques, donnaient vraiment naissance à un com- posé plus compliqué, de l’ordre des générateurs. On peut se demander, par exemple, si l’éther acétique est plus compliqué, en réalité, que l’alcool et l’acide générateurs ; en effet, l’éther acétique, traité par les réactifs, fournit constamment les mêmes produits de décomposition

35 36

Loc. cit., t. I, p. 20.
BERTHELOT, La synthèse chimique, 1876, p. 211.

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que ses deux générateurs envisagés isolément. Aucun de ces produits ne renferme plus de carbone dans son équivalent que l’alcool ou l’acide acétique. Dès lors, peut-on dire que l’éther acétique soit du même ordre qu’un principe représenté par la même formule tel que l’acide butyrique ? attendu que ce dernier corps est d’un ordre supé- rieur à celui [64] de l’acide acétique et fournit, en se décomposant, des substances plus compliquées que les générateurs de l’éther acétique. »

Par conséquent l’analyse qui ramène le composé aux éléments ne peut nous permettre d’apprécier la complexité d’une substance ; il faut, pour en juger, établir la liste intégrale de tous les corps intermé- diaires trouvés dans une analyse ménagée ou mieux encore dans la synthèse progressive qui constitue de toutes pièces des corps intermé- diaires.

À ce sujet, Berthelot rappelle les résultats décevants de certaines expériences de distillation si souvent répétées au cours du XVIIIe siècle. Cette méthode permettait une séparation très délicate des es- sences les plus diverses. Cependant, employée pour l’analyse des sub- stances organiques, « on reconnut 37 non sans surprise, que toutes les substances végétales, soumises à la distillation, fournissent les mêmes principes généraux : de l’eau, de l’huile, du phlegme, de la terre, etc. ; les substances animales donnent naissance aux mêmes produits, et de plus, à l’alcali volatil. Cette identité des produits généraux fournis par l’analyse d’êtres si divers frappa d’étonnement l’esprit des chimistes. Le froment et la ciguë par exemple, l’aliment et le poison, donnent naissance aux mêmes produits généraux, et ces produits n’ont pour ainsi dire rien de commun avec les substances qui les ont fournis. En présence de résultats aussi éloignés du point de départ, il fallut bien se résigner à reconnaître que les moyens d’analyse mis en œuvre avaient dénaturé les matières naturelles. Les corps [65] obtenus dans cette analyse étaient évidemment des substances de nouvelle formation ; et i l demeura prouvé que la distillation ne sépare point en général les principes végétaux dans leur état premier ; mais le plus souvent elle les détruit et les décompose. » Ainsi, une méthode comme la distilla- tion qui ne met en jeu qu’un processus bien progressif, facilement ré- glable, se révèle impropre à isoler les substances intermédiaires qui nous permettraient de concrétiser les différentes phases de la composi- tion chimique.

37

BERTHELOT, loc. cit., p. 39.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 54

Notre surprise devant un tel échec provient peut-être d’un préjugé substantialiste qui nous porte à voir dans la distillation une opération par laquelle nous tirons d’une substance complexe des substances élé- mentaires. L’intuition des substances latentes est au fond de toute doc- trine réaliste. Mais à bien y réfléchir nous n’avons aucune garantie qu’une substance chimique, vraiment indépendante, puisse subsister à l’état latent dans un corps composé, et les partisans de la doctrine uni- taire, les Laurent, les Gerhardt ont lutté justement durant toute leur vie contre les chimistes de l’école de Berzélius qui voulaient encore « qu’il y ait de l’eau dans les acides ». Il faut bien comprendre que dans les combinaisons chimiques le problème de la substance se com- plique dans un sens philosophique profond puisqu’on est amené à y adjoindre le problème de la structure.

Pour résoudre ce double problème il faut en quelque sorte trouver le moyen de dessiner expérimentalement les détails et les moments de la structure du composé.

Dans cette recherche, le côté artificiel de l’expérimentation chi- mique apparaît immédiatement. Il ne s’agit [66] pas tant de constater les différentes phases de la combinaison que de provoquer des arrêts dans l’évolution de la structure, d’où le côté essentiellement artificiel des substances intermédiaires. Il y a là, pour les substances, une sorte de contingence que nous voudrions sou ligner. Ainsi le chimiste fa- brique de toutes pièces des substances artificielles pour comprendre la véritable structure des substances naturelles. C’est un caractère de la chimie moderne qui n’a pas échappé à Berthelot 38. « Une remarque essentielle au point de vue de la philosophie des sciences trouve ici sa place. Pour aborder la reproduction d’un composé naturel, il est sou- vent nécessaire d’élever un édifice entier, fondé sur la formation d’êtres artificiels. C’est l’examen de ces derniers qui conduit à recon- naître les lois générales de la composition des êtres naturels et la voie suivant laquelle leur étude, soit analytique, soit synthétique, peut être poursuivie avec quelque espérance de succès. »

38

BERTHELOT, loc. cit., p. 185. Cf. GERHARDT, Traité de chimie orga- nique, p. 3.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 55

Où cette constitution d’êtres artificiels est nettement apparente, c’est en chimie organique, car dans ce domaine les lois générales ont une richesse prodigieuse d’exemples et la variation substantielle qui découle de ces lois générales est d’une sensibilité particulièrement fine. Berthelot l’indique en une page riche de pensée 39. En chimie mi- nérale chaque substance est « le plus souvent seule de son espèce, ou du moins sans analogue prochain. Elle est le signe isolé de quelque loi générale, dont elle constitue l’unique expression. En l’absence de tout terme de comparaison, on ne peut guère ressaisir la trace de la [67] loi générale que chaque corps particulier représente. Au contraire, en chi- mie organique, le composé artificiel obtenu par les expérimentateurs, le principe naturel qu’ils cherchent à reproduire n’est point un être isolé, mais le fragment d’un tout plus étendu, l’expression particulière d’une loi générale, qui se traduit encore par une multitude d’autres ex- pressions analogues. L’étude des cas semblables permet de recons- truire le tout par la pensée et de remonter à la conception de la loi gé- nérale. Enfin la connaissance complète du tout permet à son tour d’établir avec certitude les origines et la filiation des cas individuels… Tout corps, tout phénomène représente, pour ainsi dire, un anneau compris dans une chaîne plus étendue de corps, de phénomènes ana- logues et corrélatifs. Dès lors on ne saurait le réaliser individuelle ment, à moins d’être devenu maître de toute la série des effets et des causes dont il représente une manifestation particulière ».

On voit s’affirmer l’importance d’une étude extensive des sub- stances. C’est par le tout qu’on comprend les parties. Dans ces longues séries de carbures homologues établies par la science mo- derne, la substance réalisée n’est qu’un exemple de la substance réali- sable. C’est la loi générale qui compte et elle ne vaut que pour inférer des substances nouvelles. L’inférence va ainsi non pas simplement de qualités à qualités, comme le permet l’analogie usuelle, mais de sub- stances à substances. La loi d’homologie est une loi d’ontogénie, mais d’ontogénie active, dont l’homme même fixe le plan. En suivant les indications de ce plan de construction, l’ingénieur chimiste poursuit une fin. Tout son art est de trouver dans les courbes d’évolution sub- stantielle celle qui peut [68] le conduire à son but. Vues dans leur en- semble, les substances homologues ainsi artificiellement créées ne sont que des arrêts dans un processus génétique et leur principal inté-

39

BERTHELOT, loc. cit., p. 273.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 56

rêt est de prouver la réalité du processus qui les produit. On a affaire dans cette partie de l’épistémologie chimique à des substances qui prouvent une loi par leur seule existence. Le problème de la classifica- tion domine le problème de la connaissance d’une substance particu- lière. Une substance particulière ne présente qu’une zone de passage, elle est un état intermédiaire qui est produit par une substance antécé- dente et qui doit donner une substance nouvelle. La substance est ici une véritable concrétion d’une force substantialisante. On peut alors vraiment dire qu’on connaît une substance dans l’exacte proportion où on lui désigne une place dans un plan. Cela est si vrai qu’on connaît les caractères de la place avant d’avoir isolé ou créé la substance qui occupera cette place. Les substances nouvelles ne correspondent pas à des êtres trouvés par l’observation, mais à des êtres réalisés par une expérience solidaire d’une théorie ; elles ne sont en quelque sorte que les divers moments d’une méthode. Ce sont des concepts réalisés.

On sait combien prodigieux est le nombre des substances orga- niques étudiées par la chimie contemporaine. Une question vient alors à l’esprit : jusqu’à quel point peut-on dire que ces substances existent dans la nature, ou plus généralement parlant, quels sont, dans le do- maine de la chimie, les rapports du possible et du réel ?

En fait, la nature ne réalise que des espèces chimiques très peu nombreuses. Ainsi la vie n’organise qu’une vingtaine de corps gras parmi les centaines de millions [69] dont Berthelot affirmait déjà la production possible. Au fond, le jeu des circonstances où la vie reste possible correspond à un déterminisme peu sensible et les critères de pureté imposés par les conditions vitales sont assez grossiers pour per- mettre des adaptations souvent très tolérantes du point de vue chi- mique. La vie ne fournit donc pas un processus suffisamment délicat pour suivre, sans oublier divers corps intermédiaires, la filiation géné- tique des substances organiques composées. La chimie organique de- vrait être plutôt considérée comme une chimie qu’on organise. Et ce n’est pas la vie qui l’organise vraiment ; l’intelligence humaine, sub- stituant au déterminisme des faits, le déterminisme des idées, impose un plan, elle réalise une fin. En particulier, aucun hasard ne saurait mettre en présence, dans les conditions extérieures requises, les justes proportions des éléments nécessaires à la constitution des divers com- posés. Ainsi, non seulement le réel n’atteint pas tout le possible, mais le possible même de la nature est loin de pouvoir rivaliser avec les

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 57

possibilités humaines. La science factice déborde nettement la science naturelle.

On peut signaler d’ailleurs une intéressante réaction de la science réalisée sur la science réalisable. C’est un poncif d’affirmer que la chi- mie de l’avenir nous livrera, au lieu et place des substances naturelles, tout un ensemble d’aliments, de remèdes, de parfums, de stucs, de ci- ments, de fibres qui bouleverseront l’industrie, le commerce, la vie entière. De telles prévisions dans l’ordre pratique donne une idée au fond très erronée du véritable destin de la science. Ce qu’il faudrait imaginer pour en juger sainement, c’est dans quelle mesure des réali- sations aussi diverses et novatrices bouleverseront nos vues théo- riques. [70] Il faudrait en somme prévoir comment notre base de pré- vision sera modifiée. Problème difficile et qu’on peut à peine poser. À réalisation nouvelle, pensée nouvelle. La création de corps chimiques à structure délicatement et progressivement variée doit fonder un em- pirisme rectifié. Actuellement, nous puisons encore presque toutes nos intuitions scientifiques dans l’expérience immédiate ; c’est là la triste rançon d’un enseignement expérimental donné sous forme ingénue et élémentaire. Mais tôt ou tard les substances factices doivent primer en importance pédagogique les substances naturelles pour la raison bien simple que la synthèse qui produit les substances factices est plus édu- cative que toute analyse. On reconnaît alors l’intérêt de s’appuyer sur une échelle de substances, en faisant passer la loi intersubstantielle avant le fait qui décrit une substance particulière. On voit immédiate- ment que les qualités naturelles ne conduisent qu’à une classification provisoire et que les qua lités génétiques fournissent le véritable plan de pensée en fournissant le plan même de notre action créatrice. Pour ne donner qu’un exemple, rappelons que l’on ne classe plus actuelle- ment l’acide oléique parmi les acides gras proprement dits parce que cet acide échappe à l’ordre génétique où tous les acides gras trouvent place 40. Il est bien sûr que si l’on tenait compte avant tout de l’origine naturelle ou même de la fonction fondamentale d’éthérification, on ne devrait pas ranger dans deux classes différentes l’acide palmitique tiré de l’huile de palme et l’acide oléique tiré de l’huile d’olive. Mais l’échelle d’homologie, [71] dès qu’elle prend une certaine étendue, devient le guide vraiment primordial, et si une substance particulière, comme ici l’acide oléique, s’écarte du plan général des substances,

40

Cf. LAMIRAND, Nouveau cours de chimie. Philosophie, p. 201.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 58

c’est encore en prenant pour base ce plan général qu’on saisit le mieux le sens de la dérogation. Nous voyons donc bien qu’un empirisme fon- dé sur les résultats de l’expérimentation succède à un empirisme fondé sur les données de l’observation et que l’empirisme ainsi rectifié se ré- fère au caractère factice pour expliquer le caractère naturel.

Berthelot a insisté à plusieurs reprises sur cet effort créateur de la chimie moderne 41. « La chimie crée son objet. Cette faculté créatrice, semblable à celle de l’art lui-même, la distingue essentiellement des sciences naturelles et historiques. Les dernières ont un objet donné d’avance et indépendant de la volonté et de l’action du savant… Au contraire, les sciences expérimentales ont le pouvoir de réaliser leurs conjectures. Ces conjectures servent elles-mêmes de point de départ pour la recherche de phénomènes propres à les confirmer ou à les dé- truire : en un mot, les sciences dont i l s’agit poursuivent l’étude des lois naturelles, en créant tout un ensemble de phénomènes artificiels qui en sont les conséquences logiques. À cet égard, le procédé des sciences expérimentales n’est pas sans analogie avec celui des sciences mathématiques. » Nous retrouverons, à plusieurs reprises cette substructure conceptuelle qui coordonne les divers schémas des substances homologues et qui nous amène à considérer les corps nou- veaux comme des épures que nous avons pour tâche de matérialiser. On construira ainsi de véritables [72] machines chimiques, aux or- ganes délicats et multiples, aux fonctions bien agencées et toute une technologie qui poursuit des fins succèdera à l’étude chimique pre- mière — tout ontologique — qui trouvait tout son intérêt à déceler les qualités des substances .

D’ailleurs la fin poursuivie dans la constitution des séries de sub- stances homologues harmonise la diversité ainsi créée. Les intermé- diaires une fois rétablis, les substances trouvées dans la nature perdent une partie de leur contingence. La logique qui inspire nos recherches apporte l’enchaînement et la nécessité, quelque hostile que soit la ma- tière sur laquelle nous agissons. Il s’agit maintenant — étrange ren- versement philosophique — d’une forme qui cherche sa matière. Cc n’est pas sans raison qu’au milieu du XIXe siècle, on caractérisait la chimie qui tentait d’ordonner les substances en l’appelant la chimie rationnelle. Une solidarité toute nouvelle découlait des inférences or- dinales. Les pièces de la construction d’ensemble semblaient perdre

41

BERTHELOT, loc. cit., p. 274.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 59

leur indépendance. À propos de ce problème limité des séries homo- logues, on voit donc bien apparaître une de nos conclusions : le plura- lisme peut se tempérer en se multipliant. Nous pouvons accepter cette maxime : une diversité produite est une diversité réduite.

La qualité, par son ordination, perd en quelque manière son carac- tère d’imprévisibilité, en d’autres termes, l’ordre, comme la mesure, conduit à de très fructueuses interpolations. Gerhardt a fortement mar- qué ce réalisme de l’ordre qui jette un pont entre les substances. Après avoir donné les formules des acides : formique, acétique, propionique, butyrique, valérique, caproïque, caprylique œnanthylique, pélargo- nique, rutique ou caprique, il [73] fait les remarques suivantes : 42 « Si l’on examine les caractères physiques de ces acides, si l’on compare entre eux leur état, leur solubilité, leur point d’ébullition, leur point de fusion, en prenant pour cela le premier terme, l’acide formique, et le dernier terme, l’acide caprique, on ne découvre au premier abord au- cune analogie : en effet, l’acide formique est un liquide excessivement corrosif, se solidifiant au-dessous de zéro seulement, miscible à l’eau en toutes proportions, bouillant déjà à 100°, tandis que l’acide ca- prique est une huile grasse, sans causticité, se solidifiant à 27°2, extrê- mement peu soluble dans l’eau et ne bouillant que vers 275°. Mais qu’au lieu de comparer ainsi entre eux deux termes extrêmes, on fasse le même examen sur deux termes contigus ; que l’on compare par exemple l’acide formique et l’acide acétique ou l’acide acétique et l’acide propionique, ou l’acide propionique et l’acide butyrique, etc., et l’on trouvera leurs propriétés si semblables, qu’il sera très difficile de les distinguer sans une détermination spéciale et rigoureuse. Que l’on continue ensuite ces rapprochements en laissant chaque fois, entre deux termes quelconques soumis à la comparaison, l’intervalle d’un terme, puis de deux termes, puis de trois termes etc., et l’on verra que les différences, très faibles lorsqu’elles portent sur des termes contigus, plus apparentes lors qu’un terme intermédiaire sépare les deux termes comparés, on verra, dis-je, que les différences, loin d’être fortuites et imprévues suivent une progression parfaitement régulière. Cette régularité est telle que si, comme il arrive parfois, on n’a pas en- core déterminé expérimentalement [74] le point d’ébullition, la solubi- lité, le point de fusion, ou tout autre caractère de l’un des termes d’une série homologue, on peut indiquer, a priori, ce caractère, si on le

42

GERHARDT, Traité…, t. I, p 123.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 60

connaît déjà pour certains autres termes de la série. On ignore, par exemple, le point d’ébullition de l’acide propionique, mais on connaît les points d’ébullition de ses homologues :

l’acide formique bout à 100° l’acide acétique bout à 120° l’acide propionique bout à ? l’acide butyrique bout à 164° l’acide valérique bout à 175° l’acide caproïque bout à 202°

Or, d’après les points d’ébullition précédents, on peut prédire avec certitude que le point d’ébullition de l’acide propionique sera aux en- virons de 140°, dans les conditions de pression ordinaires. »

Il y a là une manière de contiguïté substantielle qui revient à une quantification des propriétés ; non seulement on prévoit l’ordre dans lequel se développent les propriétés des substances mais on a une me- sure des intervalles qui séparent les diverses étapes de la propriété. Une telle valeur de prévision accentue le caractère rationnel de l’expé- rimentation du chimiste.

Avec la constitution des séries linéaires de corps homologues, la classification des corps composés n’a pas encore trouvé son principe vraiment général. Il reste encore à mettre en rapport les séries homo- logues, elles-mêmes. On arrive ainsi à constituer des tableaux rectan- gulaires où s’affirme une double raison de classification, les colonnes [75] verticales et les lignes horizontales donnant deux processus géné- tiques de sens différents.

Gerhardt avait déjà tenté de tels rapprochements. Il adjoignait à l’ordre de ses homologues qui caractérisait un genre un autre motif de classement qu’il appelait l’échelle de combustion et qui devait carac- tériser une famille. On obtenait cette échelle de combustion en détrui- sant peu à peu un corps complexe par des combustions progressives. Une telle méthode était en rapport avec l’intuition tout analytique qui, lors de ses premiers travaux, guidait Gerhardt et qui l’écartait des mé-

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thodes synthétiques conçues comme des recherches vraiment initiales. Cette préférence philosophique est souvent clairement exprimée 43. Il écrit ainsi en 1842 : « notre rôle se borne à simplifier, à brûler les ma- tières complexes que nous offre le règne organique… Ces produits de notre destruction, la force vitale les vivifie de nouveau ; elle recom- pose avec eux les substances brûlées dans nos laboratoires… nous le répétons, les forces chimiques sont contraires aux forces vitales ; le chimiste fait donc tout l’opposé de la nature vivante ; il brûle, il dé- truit, i l opère par analyse. La force vitale seule opère par synthèse ; elle reconstruit l’édifice abattu par les forces chimiques. » D’où la né- cessité, nettement soulignée par Gerhardt, de partir des substances les plus complexes telles que la matière cérébrale, l’albumine, la fibrine, etc., c’est en décomposant ces chefs-d’œuvre naturels que nous isole- rons progressivement, aux différents paliers de la combustion, tous les corps de la chimie organique.

Tout compte fait, l’échelle de combustion de Gerhardt, [76] par- courue dans l’unique sens de l’analyse et de la destruction, n’est pas susceptible de donner le principe adjoint dont une classification glo- bale a besoin. Grimaux indique tout ce qu’elle a de factice car elle conduit à déterminer la famille analytiquement, par la seule teneur des corps en carbone 44. On rapprocherait ainsi dans une même famille des corps qui n’ont aucune parenté. D’un point de vue philosophique et en se référant aux recherches synthétiques, on pourrait objecter à la deuxième méthode de Gerhardt que l’activité de l’atome de carbone seule considérée ne suffit pas à rendre compte de toute la molécule d’un corps organique complet.

Dans ce domaine, c’est encore l’influence de Laurent qui poussa Gerhardt à rectifier son intuition directrice. Au cours même de la pu- blication de son Précis, Gerhardt ajouta au deuxième volume un cha- pitre où i l donne enfin place à l’idée de substitution. En somme, la substitution telle que la conçoit Laurent est une synthèse subreptice. Elle retranche bien un des éléments constituants de la molécule primi- tive, mais c’est immédiatement pour remplacer cet élément par un ra- dical. Ce radical peut d’ailleurs dépasser en complexité la partie arra- chée à la molécule, de sorte que la valeur synthétique de la substitu- tion devient évidente. C’est dès lors par une double voie synthétique

43 44

Cité par GRIMAUX, L’œuvre de Ch. Gerhardt, p. 318. Voir GRIMAUX, loc. cit., p. 338.

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qu’on pourra établir une classification générale en s’appuyant sur cha- cune des deux parties qui interviennent dans une substitution particu- lière. Il y a là un caractère philosophique tout à fait spécial aux classi- fications des composés chimiques. [77] Laurent en a lui-même souli- gné la singularité 45. « Si l’on consulte les sciences naturelles, on voit que l’idée dominante consiste à rapprocher les uns des autres, les êtres qui se ressemblent par le plus grand nombre de parties ; si l’on essaie d’appliquer ensuite cette idée à la chimie, on est immédiatement arrêté par une difficulté insurmontable. Tous les corps en effet ont pour ainsi dire une double face ; suivant qu’on les envisage d’un côté ou de l’autre, on est conduit à les ranger dans une classe ou dans une autre. » Et Laurent donne un exemple bien simple où il montre l’ambiguïté de la classification des sels, suivant qu’on s’adresse comme principe de classificationàl’acideduseloubienaumétal.Ilconclut46 :«Unesé- rie linéaire, où les corps qui se ressemblent le plus seraient placés les uns à côté des autres, est donc une chose impraticable dans toute clas- sification. » Bien entendu la comparaison des corps organiques donne une tout autre portée à ces remarques. C’est tout un panorama des synthèses qu’on obtiendra en réunissant les séries de substitutions et les lignes d’homologues. En 1845, Laurent rêvant d’apporter la su- prême coordination à son plan synthétique écrit à son ami : « Je viens d’acheter un long et large registre dans lequel je vais essayer de faire entrer mes séries verticalement et vos homologues horizontalement. » Dès lors apparaît, pour la nomenclature, la nécessité de recourir à deux mots pour désigner et classer une substance organique, l’un des mots correspondant à la ligne horizontale, l’autre à la ligne verticale. Le premier nom pourra être [78] un substantif, le second un adjectif, par exemple : alcool méthylique, éther amylique.

On se tromperait beaucoup si l’on rapprochait cette méthode des dénominations attachées par Linné aux êtres vivants. Dans la nomen- clature retenue par Laurent on ne définit pas un objet par le genre pro- chain et la différence spécifique, en arrêtant l’esprit sur un point d’une série linéaire ; on fixe par le jeu du substantif et de l’adjectif un point de rencontre de deux processus génétiques bien différents. Dans cette méthode, un composé chimique se trouve au point de croisement de deux ordres de synthèse. On pourrait aussi bien réformer le langage en

45 46

Correspondance de Charles Gerhardt…, t. I, p. 271. Loc. cit., t. I, p. 212.

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faisant de l’adjectif un substantif et du substantif un adjectif. L’un n’est pas plus immédiat que l’autre. Ils sont l’un et l’autre deux quali- ficatifs phénoménologiques. Trace nouvelle du caractère éminemment relationnel du substantialisme, quand il tente, avec la chimie moderne, de prendre une vue d’ensemble de toutes les substances. Ces relations devenues systématiques ont fourni des schémas d’induction d’une mer veilleuse puissance. Nous n’en suivrons cependant pas le déve- loppement, car l’histoire de la chimie organique a été souvent tracée. Il nous suffit de constater que dans la chimie organique le pluralisme se coordonne dans la mesure même où il s’enrichit.

[79]

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 64

Le pluralisme cohérent de la chimie moderne.

LIVRE I

Chapitre IV

LA CLASSIFICATION LINÉAIRE DES ÉLÉMENTS

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Ainsi la chimie s’ordonne par le sommet puisque c’est dans les problèmes de la composition que l’ordre se présente à la fois comme le plus utile et le plus systématique. Mais au fur et à mesure que la di- versité apportée par la composition chimique s’ordonne et s’éclaire, on sent naître le besoin de considérer de plus près la diversité des élé- ments. Cette diversité est-elle absolue ? C’est là une question philoso- phique que le chimiste moderne estime prématurée. En tout cas, on peut désormais faire le bilan de la diversité : les substances réfrac- taires à l’analyse se présentent maintenant comme les éléments d’un pluralisme bien défini expérimentalement. On est alors amené à énon- cer les propriétés distinctives des différents éléments de ce pluralisme. Le problème du divers est donc devenu, au début du XIXe siècle, un problème de la classification des substances élémentaires.

Mais où trouver le principe de la classification ? On peut distinguer deux sortes d’essais suivant qu’on s’adresse à un principe trop particu- lier ou qu’on se place à un point de vue trop général.

La plupart des chimistes s’attachèrent pour classer les éléments à un type particulier de réaction. Ainsi la classification de Fourcroy

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pour les métaux revient à considérer surtout le caractère de leurs oxydes, la faculté [80] plus ou moins grande d’être « acidifiables ». La classification de Thénard (1813) s’appuie d’une manière plus précise sur l’affinité des métaux pour l’oxygène. Thénard établit ainsi quelques parentés légitimes. Berzélius développant les idées de Davy, range les éléments dans un ordre purement linéaire correspondant à un caractère électrique assez mal défini.

Le principe qui guide Ampère (1816) est plus ambitieux puisqu’il prétend tracer un tableau qui tiendrait compte de l’ensemble des pro- priétés des éléments. Dans son mémoire, Ampère souligne à plusieurs reprises qu’un caractère commun, pour dominant qu’il soit, ne doit pas déterminer à lui seul un rapprochement. Ce caractère particulier doit céder la place devant une masse d’analogies. Ampère vise ainsi à un synthétisme maximum. Il aboutit cependant à un système qui n’eut aucune influence ; son effort de nomenclature ne laissa pas un seul nom dans la science. Tous les éléments étaient d’abord rangés en trois classes qui recevaient les noms généraux de gazolytes, leucolytes, chroïcolytes. Chacune des classes était à son tour divisée en cinq fa- milles qui comprenaient elles-mêmes plusieurs éléments. Guibourg, en 1822, essaya vainement de corriger la classification d’Ampère.

Ainsi, la généralisation du principe de classification échouait comme les classifications à base plus particulière. Il faudra en venir à dégager patiemment la notion de famille naturelle d’éléments pour ap- porter quelque lumière dans le problème.

Auguste Comte a fort bien apprécié ce qu’il y avait de vraiment spécial dans le problème des classifications chimiques. Il insiste sur la position curieusement intermédiaire [81] de la science chimique qui emploie là le procédé fondamental des sciences de la vie, procédé sans application utile dans les sciences physiques 47. Si l’art des classifica- tions ne peut « offrir à la physique aucune ressource vraiment impor- tante, la chimie, par sa nature est, à cet égard, dans de tout autres conditions, qui se rapprochent à un certain degré, de celles que la phy- siologie seule peut manifester complètement. Je n’ai pas besoin d’en signaler ici d’autre indice général que l’existence des familles natu- relles, unanimement admise aujourd’hui, en chimie, par toutes les têtes philosophiques, quoique la classification correspondante à ce

47

A. COMTE, Cours de philosophie positive, t. III, p. 14.

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principe soit encore loin, sans doute, d’être convenablement établie. La possibilité reconnue d’une semblable classification doit nécessaire- ment conduire à celle de la méthode comparative, l’une et l’autre étant fondées sur la considération commune de l’uniformité, dans une longue série de corps différents, de certains phénomènes prépondé- rants. Il existe même entre ces deux ordres d’idées une telle liaison ré- ciproque, que la construction d’un système naturel de classification chimique, si justement désiré aujourd’hui, est impossible sans une large application de l’art comparatif proprement dit, entendu à la ma- nière des physiologistes ; et pareillement, et en sens inverse, la chimie comparée ne saurait être régulièrement cultivée, tant que l’esprit ne pourra point s’y diriger d’après une ébauche de classification natu- relle. Quoi qu’il en soit, ces considérations de haute philosophie chi- mique me paraissent rendre incontestable la convenance fondamen- tale, et même l’application peu éloignée, du procédé comparatif [82] au perfectionnement général des connaissances chimiques. »

Si nous citons cette longue page, c’est qu’elle traduit fort nette- ment le besoin philosophique d’une synthèse générale. L’esprit, semble-t-il, ne peut accepter que des éléments chimiques différents restent incomparables, autrement dit, la chimie ne peut être une science d’objets hétéroclites, elle doit trouver des raisons d’unité. Ces raisons d’unité, c’est précisément les diverses réactions mutuelles des substances élémentaires. Comte indique fort bien que la constitution des familles est sous l’étroite dépendance des combinaisons. Il s’op- pose au substantialisme immédiat, à cette philosophie étroitement réa- liste qui croit trouver dans une substance déterminée la racine pro- fonde et unique de toutes ses qualités. Nous tenons à souligner l’adhé- sion de Comte à une doctrine plus synthétique des propriétés de l’être. On peut, dit-il, 48 « poser en principe que la hiérarchie des substances élémentaires ne doit pas être uniquement déterminée par la seule considération de leurs propres caractères essentiels, mais aussi par celle, non moins indispensable, quoique indirecte, des principaux phé- nomènes relatifs aux composés qu’elles forment. Ainsi conçue, cette question est une des plus capitales que puisse présenter la philosophie chimique : bornée, au contraire, à l’examen direct des corps simples, elle offrirait aussi peu d’intérêt que de rationalité ; car, en soi-même, il importe assez peu, sans doute, suivant quel ordre conventionnel on

48

COMTE, loc. cit., p. 47.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 67

procéderait à l’étude successive de ces cinquante-six corps, dont les histoires propres sont nécessairement indépendantes ».

[83]

Ainsi un élément particulier se classe dans une famille par la consi- dération d’une somme de propriétés synthétiques plutôt que par la connaissance d’un caractère bien déterminé et saillant. On se rend dès lors compte qu’on ne pouvait constituer les familles d’éléments qu’après avoir poursuivi de très nombreuses recherches synthétiques. De fait, i l est extrêmement frappant que pas une famille n’ait trouvé ses linéaments au cours de la science du XVIIIe siècle. Les erreurs d’apparentage des corps simples sont aussi nombreuses que les tenta- tives. Geoffroy rapprochera le bismuth du plomb, Malouin, le zinc de l’étain. Comme on admet d’ailleurs un véritable mobilisme de la qua- lité, on ne donne pas beaucoup d’importance à la notion de famille. Baumé dira par exemple 49 : « Je donne à penser que (le nickel) peut être du cobalt dans un certain état, et dépouillé de la substance qui fournit du bleu par la vitrification » De telles erreurs sont au fond plu- tôt d’ordre philosophique que d’ordre expérimental et la philosophie sensualiste du XVIIIe siècle en est peut-être directement responsable. On classe en effet les corps d’après le premier aspect, d’après un ca- ractère direct et unique, livré par l’observation immédiate. Le succès viendra au contraire quand on pourra multiplier les raisons d’expéri- mentation et qu’on pourra trouver dans des synthèses multiples des re- coupements pour assurer les caractères vraiment chimiques. On voit donc qu’un principe unique de classification, qu’il soit général ou par- ticulier, est par certains côtés arbitraire. La science chimique ne peut s’ordonner qu’en se coordonnant.

[84]

C’est vraiment Dumas (1828) qui établit certaines familles qui pouvaient à bon droit passer pour naturelles. Il se guida sur les combi- naisons avec l’hydrogène, le chlore et l’oxygène et détermina pour les métalloïdes un classement en 5 divisions. Mais les métaux restèrent en dehors de cette classification. Des efforts plus étendus furent poursui- vis par Despretz (1830), Hoefer (1841) Baudrimont (1844) sans per- mettre d’établir un véritable système des substances élémentaires. En effet, le principe de classification par familles apportait au fond peu de

49

BAUMÉ, loc. cit., p. 27.

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lumière dans le problème de la réduction du divers. Il doublait même en quelque sorte la difficulté puisqu’un pluralisme sans loi restait à l’intérieur de chaque famille et qu’en second lieu les familles se pré- sentaient isolées les unes des autres.

Il fallait donc enrichir l’idée génératrice de la classification. Nous verrons que la classification vraiment naturelle doit mettre en jeu concurremment deux idées : l’idée de poids atomique et l’idée de va- lence. Les poids atomiques considérés seuls nous donneraient encore une classification linéaire. C’est en adjoignant l’idée de valence (ou, d’une manière plus obscure, l’idée de famille) qu’on aura en quelque manière une ligne de rappel propre à substituer un tableau à un aligne- ment. Schéma tout nouveau qui va se révéler, pour apprécier les vrais rapports des substances simples, aussi riches d’enseignement que le tableau de Gerhardt pour les substances composées. Avec les idées de Mendéléeff, la classification des substances prend ainsi une portée toute nouvelle.

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Le pluralisme cohérent de la chimie moderne.

LIVRE II

Chapitre V

LA CLASSIFICATION DES ÉLÉMENTS D’APRÈS MENDÉLÉEF

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C’est bien un problème de classification synthétique qu’envisage Mendéléeff. Avant d’exposer sa loi périodique des éléments, H constate que 50 « la somme des notions que nous possédons sur les transformations propres aux corps simples est insuffisante pour per- mettre d’apprécier la similitude des éléments ». Il faut, en effet, trou- ver, pour classer scientifiquement, un ensemble bien convergent de propriétés similaires.

Mais d’abord cette notion de similitude est-elle nettement précisée, n’implique-t-elle pas certains postulats d’ordre véritablement méta- physique ?

Nous n’avons évidemment qu’un moyen de classer les éléments ; c’est de rapprocher les corps qui ont des propriétés semblables. Mais une difficulté se présente immédiatement : nous nous rendons compte rapidement que les propriétés ne sont pas toutes au même niveau phé- noménologique. Il nous faudrait donc un critère pour déterminer l’ordre des apparences. Nous en arrivons toujours [86] à postuler une essence sans pouvoir apprécier le lien ou la fonction qui unirait le ca-

50

MENDÉLÉEFF, Principes de Chimie, trad., t. II, p. 436.

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ractère que nous retenons comme essentiel et les multiples propriétés qui le manifestent. Bref, nous ne savons pas si nous nous confions, lors de nos classements, à des fonctions de fonctions, à des apparences lointaines et indirectes ou si, au contraire, nous tenons bien la variable indépendante et primordiale.

Resterait donc la ressource d’une classification par une propriété unique, bien spécifiée. Mais immédiatement apparait le caractère uni- quement pragmatique d’une telle classification car, en fait, si l’on s’adresse à des propriétés isolées, différentes, les classifications obte- nues ne sont pas homographiques. Comme Mendéléeff l’indique lui même « le lithium et le baryum ont plusieurs propriétés analogues à celles du sodium ou du potassium ; sous d’autres rapports ils se rap- prochent du magnésium ou du calcium. D’une manière plus générale, Baumé avait déjà fait la remarque que les tables d’affinité par voie hu- mide et par soie sèche ne correspondaient pas parfaitement.

C’est précisément pour échapper à cette diversité ordinale des qua- lités que Mendéléeff propose d’avoir recours à des caractères quanti- tatifs. Nous pouvons classer les arguments de Mendéléeff en deux troupes. Le premier groupe d’arguments se réfère aux propriétés phy- siques de cristallisation. Le deuxième groupe réunit des observations plus proprement chimiques. Bornons-nous à ces observations.

En fait, les types de combinaisons paraissent établir, entre les élé- ments, une parenté plus solide que les types de cristallisation. Aussi bien, c’est le caractère défini de ces combinaisons qui a conduit, comme on le sait, à postuler l’atome. Les lois de Proust et de Dalton peuvent [87] donc fournir des arguments en faveur d’un classement intrinsèque, non plus physique comme l’isomorphisme, mais spécifi- quement chimique.

Mendéléeff dans son exposé commence à se référer aux combinai- sons des différents éléments avec un élément monovalent. II distingue ainsi huit types de combinaisons. Si X est l’élément monovalent clas- sificateur, les éléments Ri à classer devront fournir les combinaisons suivantes :

RaX, RbX2, RcX3, RdX4, ReX5, RfX6, RgX7, RhX8.

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Les valences considérées chimiquement, sans le secours des pro- priétés électriques, paraissent s’estomper en se multipliant, de sorte que le principe de classification s’obscurcit de plus en plus à l’égard des corps aux valences nombreuses. Mendéléeff, dans sa sixième édi- tion, retrace la progressive découverte de combinaisons où s’échangent des valences de plus en plus nombreuses. 51 « Il n’y a pas longtemps encore, à l’époque de Gerhardt, on admettait trois types seulement : RX, RX2 et RX3. Plus tard sous l’influence des recherches de Kuper, Kékulé, Boutlerolf et d’autres, on ajoute un quatrième type RX4 principalement pour généraliser les composés du carbone. Beau- coup d’autres se contentent même jusqu’à présent de ces quatre types en en faisant dériver les types supérieurs, par exemple RX5 de RX3 comme par exemple POCl3 de PCl3 (l’oxygène serait dans ce cas lié avec le chlore — comme dans HOCl — et avec le phosphore. » Ainsi vers le centre de la série on ferait appel [88] à un autre procédé de soudure, première tendance à fixer une région moyenne, centre d’une symétrie plus ou moins parfaite. Mendéléeff n’obéit pas à cette intui- tion. « Actuellement, continue-t-il, on voit nettement que les types RX, RX2, RX3 et RX4 sont insuffisants pour comprendre toutes les va- riétés des phénomènes, surtout depuis que Wurtz a démontré que PCl6 n’est pas une combinaison des molécules PCl3 + Cl2 (bien qu’il puisse leur donner naissance par décomposition) mais qu’il existe bien à l’état de molécule indépendante pouvant se transformer intégralement en vapeur au même titre que PF5 ou SiF4. »

La référence aux combinaisons oxygénées conduit Mendéléeff aux mêmes conclusions. Le chiffre huit y joue un rôle encore plus appa- rent. « Les hydrates acides (par exemple HClO4, H2SO4, H3PO4) et les sels renfermant un atome d’élément ne contiennent dans leurs termes supérieurs jamais plus de quatre atomes d’oxygène » soit huit va- lences 52.

Enfin, en rapprochant les composés oxygénés et hydrogénés d’un même corps, Mendéléeff arrive à une confirmation de sa thèse. Mais cette confirmation, phénoménologiquement parlant, n’a pas de racines expérimentales visibles. « L’azote se combine avec une plus grande quantité d’oxygène : Az2O3, mais en revanche, il ne fixe qu’une plus faible quantité d’hydrogène dans AzH3. Comme toujours, la somme

51 52

MENDÉLÉEFF, loc. cit., t. II, p. 453. MENDÉLÉEFF, loc. cit., t. II, p. 456.

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des équivalents d’oxygène et d’hydrogène combinés à un atome d’élé- ment est égale à huit. Il en est de même pour les autres éléments pla- cés dans les mêmes conditions. Ainsi le soufre forme SO3 ; il [89] s’y trouve, pour un atome de soufre, 6 équivalents d’oxygène et dans SH2 deux équivalents d’hydrogène, au total 8 équivalents. Telle est encore la proportion dans Cl2O7 et ClH. Par leur généralité et leur simplicité, ces rapports montrent que la propriété qu’ont les éléments de se com- biner à d’autres éléments, aussi différents que l’oxygène et l’hydro- gène, est soumis à une loi unique et générale. 53 »

I l faut bien comprendre que dans cette inférence complexe qui s’appuie à la fois sur les composés oxygénés et les composés hydrogé- nés, on se confie à une sorte d’idéal dialectique qui permet de complé- ter l’une par l’autre les lois de l’oxydation et de l’hydrogénation. Mais nulle intuition ne vient soutenir et expliquer, dans le travail de Mendé- léeff, le fait que la somme des équivalents d’oxygène et d’hydrogène dans des corps différents est égale à huit.

Nous touchons donc à la naissance expérimentale de la notion d’octave chimique qui devait par la suite jouer un rôle si important. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un classement pragmatique ou mnémotech- nique. Du fait que plusieurs propriétés chimiques coopèrent pour soli- dariser l’octave, on est en droit de parler du réalisme de cette notion. On peut donc désormais espérer trouver des fondements de l’octave en dehors du premier classement, appuyé sur la phénoménologie des combinaisons chimiques En fait, on a connu une octave avant son in- tégration dans l’ensemble des octaves. C’est le signe que l’harmonie de Mendéléeff ne procède pas d’une vue a priori mais bien d’une longue méditation des faits du laboratoire.

[90]

Mendéléeff va même jusqu’à taxer d’analogie les principes de clas- sification fondés sur les rapports même pondéraux, que soutiennent les corps en combinaison. Autrement dit, bien que les combinaisons de ces corps obéissent à des lois pondérales, Mendéléeff préfère s’ap- puyer directement sur les poids atomiques eux-mêmes. Il est de fait que le système dès poids atomiques représente le résumé à la fois le plus large et le plus succinct des combinaisons. C’est au fond le sys- tème des plus petits multiples communs des facteurs de combinaison.

53

MENDÉLÉEFF, loc. cit., t. II, p. 457.

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Mendéléeff s’adresse donc pour avoir une classification sûrement complète et clairement suffisante aux poids atomiques des éléments. « Il résulte de toutes les notions précises que l’on possède sur les phé- nomènes de la na ture que toutes les propriétés d’une substance dé- pendent justement de sa masse. » Il y a là une affirmation qui ré cla- merait examen. La preuve qu’apporte immédiatement Mendéléeff ne laisse pas d’être obscure. Cette interdépendance de toutes les proprié- tés et du poids serait assurée « parce que, ajoute-t-il, toutes, elles sont fonction des mêmes conditions ou des mêmes forces qui déterminent le poids du corps : or, ce dernier est directement proportionnel à la masse de la substance » 54. Ainsi le poids — phénomène privilégié — expliquerait tout.

Il en ressort immédiatement la nécessité de ranger les éléments d’après la grandeur de leur poids atomique. Mais ce qu’il y a d’éton- nant, c’est que le classement par octave dont nous avons vu le sens de phénoménologie combinatoire va maintenant s’insérer sans grande peine dans le classement général. Il semble que les deux principes de [91] classification s’accordent d’emblée mais rien ne permet de dire, comme on le fait parfois, que l’idée d’octave ait surgi au moment où Mendéléeff a adressé la liste complète des éléments. Au contraire l’idée de famille d’éléments était depuis longtemps familière aux chi- mistes. Cependant ce qui va apparaître comme vraiment nouveau, c’est que les diverses octaves se correspondent et que de l’une à l’autre les propriétés les plus variées se répètent. C’est cette corres- pondance qui fait l’intérêt de la loi périodique que Mendéléeff ex- prime ainsi : « Les propriétés des corps simples, comme les formes et les propriétés de combinaisons, sont une fonction périodique de la grandeur du poids atomique. » Cette loi qui devait avoir un si grand destin fut énoncée en 1869.

Quand on suit les explications de Mendéléeff, on s’aperçoit bien qu’il est guidé en établissant son tableau par les divers degrés d’oxy- dation. En dessous des colonnes figurent d’ailleurs les types d’oxydes dont nous avons parlé plus haut. Il y a huit formes d’oxydes ; c’est pourquoi i l y a huit groupes d’éléments. L’oxydation, si importante dans la chimie lavoisienne, détermine donc de véritables facteurs de rappel qui ramènent les éléments dans leur famille particulière.

54

MENDÉLÉEFF, loc. cit., t. II, p. 461.

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Il semble d’ailleurs que l’audace de Mendéléeff ait été aidée par la confiance qu’il avait d’être en face d’un jeu discontinu et par consé- quent fini de combinaisons. C’est pourquoi i l formule une objection préalable contre tout emploi de représentation par courbes 55. « La loi périodique réelle ne correspond pas à la modification progressive [92] du poids atomique ; elle n’exprime pas en un mot une fonction conti- nue. Etant une loi chimique, qui a pour point de départ la notion des atomes et des molécules se combinant en proportions multiples, c’est- à-dire d’une manière interrompue et non continuelle, elle s’appuie avant tout sur les formes des combinaisons ; or, ces formes sont peu nombreuses, elles sont arithmétiquement simples et s e répètent sans présenter des transitions ininterrompues ; c’est pourquoi chaque pé- riode ne renferme qu’un nombre défini de termes. I l est impossible qu’entre Mg qui donne MgCl2 et Al qui donne AlCl3 il existe un élé- ment intermédiaire ; il y a nécessairement une solution de continuité, d’après la loi des proportions multiples.

« La loi périodique ne doit donc pas être exprimée à l’aide de fi- gures géométriques qui supposent toujours la continuité, mais par un procédé semblable à celui que l’on emploie dans la théorie des nombres. »

Ainsi le problème de la divisibilité de la matière rejoindrait le pro- blème de la divisibilité des nombres en tiers et ce serait la théorie des congruences qui fournirait la mathématique la mieux adoptée à la Chi- mie. On a ce pendant cherché une même formule plus susceptible de solidariser l’ensemble des poids atomiques. La matrice proposée par Mendéléeff trouverait ainsi son résumé algébrique et entrerait peut- être plus facilement dans la voie du calcul. Mendéléeff rappelle lui- même les travaux de E. J. Mills (1886). Par la fonction :

Α = 15n −15×0,9375t

Mills « tâche d’exprimer toutes les valeurs des poids [93] ato- miques en faisant varier n et t comme des nombres en tiers. Par exemple, pour l’oxygène n = 2 ; t = 1, de là A= 15,94 ; pour l’anti- moine n = 7, t = 1, de là A = 120 et ainsi de suite ; n varie de 1 à 16 et

55

MENDÉLÉEFF, loc. cit., t. II, p. 466.

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t de 0 à 59 56 ». Il est effectivement frappant que le simple jeu de deux nombres entiers permette de résumer un ensemble aussi grand de don- nées qui, prises avec les décimales habituelles, apparaissent de prime abord comme entièrement empiriques. II y a là une première trace de représentation conforme, au sens mathématique du terme, allant du domaine chimique au domaine arithmétique. Après une telle représen- tation, on était en droit d’espérer la rationalisation complète du pro- blème.

D’ailleurs comme le remarque immédiatement Mendéléeff, c’est par des fonctions trigonométriques « qu’il est le plus rationnel de chercher à exprimer la dépendance entre les propriétés des corps simples et leurs poids atomiques, parce que cette dépendance est pé- riodique comme les fonctions des lignes trigonométriques » et il rap- pelle les travaux de Rydberg (1885). Cependant, comme pour la repré- sentation par courbes, la représentation par fonctions trigonométriques ne rend pas compte du caractère discontinu de la stœchiométrie, et c’est ce caractère qui est le côté le plus important de la question.

En 1888, Tchitchérine présenta une formule qui ne résumait que les poids atomiques des métaux alcalins mais qui avait cet avantage sur celle de Mills qu’elle ne contenait qu’un paramètre. Pour commenter sa formule « Tchitchérine recourt à la formation des atomes aux dé- pens d’une matière primitive ; il envisage le rapport [94] de la masse centrale à la masse périphérique et, en se basant sur des principes de mécanique, il déduit beaucoup de propriétés de l’action mutuelle des parties internes et périphériques de chaque atome ». L’idée d’un rap- port entre un noyau et une couche périphérique apparaît comme sus- ceptible de rendre compte d’une périodicité chimique qui serait ainsi fonction d’un certain ordre de spatialisation. Mais l’heure d’une telle construction n’est pas encore venue et Mendéléeff formule l’objection suivante contre l’intuition si suggestive de Tchitchérine : « Cette ten- tative présente beaucoup de rapprochements intéressants, mais elle ad- met l’hypothèse de la formation de tous les éléments aux dépens d’une seule et même substance, hypothèse qui n’a actuellement aucun appui réel ou théorique 57 ».

56 57

MENDÉLÉEFF, loc. cit., t. II, p. 468. MENDÉLÉEFF, loc. cit., t. II, p. 469.

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En fait, il pouvait sembler difficile que les phénomènes chimiques étonnamment diversifiés pussent aider à la découverte d’une matière primitive, connue elle-même chimiquement. Il a fallu l’uniformité électrique pour fonder solidement une loi de constitution similaire à la loi de Proust.

Mendéléeff essaie ensuite de pénétrer la cause profonde de la pé- riodicité qualitative des éléments. Mais cette périodicité est d’abord fonction d’une ordination préliminaire. C’est là un fait d’une grande généralité sur lequel nous devons attirer l’attention. Prenons pour cela l’exemple d’un mouvement pendulaire ; on étudie son élongation en fonction du temps, et ainsi, d’une manière extrêmement naturelle on appuie l’étude du mouvement sur un axe au développement uniforme.

[95]

Quand il va s’agir de constituer la période chimique nous ne trou- verons au contraire comme base que les valences qui ne procèdent que par valeurs entières. On sentira alors tôt ou tard le besoin de trouver un lien continu qui réunirait ces valences. « Expliquer et exprimer la loi périodique, c’est saisir ce qu’est la masse et la gravitation. Je crois que cela est encore prématuré 58. Il est probable, conclut-il, que cette loi réside dans les principes fondamentaux de la mécanique interne des atomes et des molécules ». Ainsi il semble bien qu’à certains mo- ments de sa construction, Mendéléeff se soit rendu compte que la masse est déjà un effet et qu’il ne suffisait pas de prendre le poids ato- mique comme motif de première ordination, mais qu’une variable plus cachée jouerait un jour ce rôle naturel.

Les essais de comparaison des diverses périodes ont été très nom- breux. On a cherché surtout à pénétrer la raison de leur proportionnali- té. Ainsi « après l’établissement de la loi périodique, Rydberg a remar- qué la variation périodique des différences entre les poids atomiques de deux éléments voisins et sa relation avec l’atomicité. A. Ba-zaroff (1887) a étudié la même question en prenant non pas les différences arithmétiques des éléments voisins et analogues, mais le rapport de leurs poids atomiques ; cet auteur a remarqué qu’à mesure que les

58

MENDÉLÉEFF, loc. cit., t. II, p. 470.

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poids atomiques s’accroissent, ce rapport augmentait et diminuait al- ternativement59 ».

[96]

Est-il besoin d’ajouter que Mendéléeff a eu dès le premier jour la plus absolue confiance en la réalité de la loi qu’il avait découverte ? Il ne s’agit pas pour lui d’un simple principe de classement, d’une appa- rence vague qui doit céder la place quand des recherches positives de- viennent possibles. C’est pourquoi nous ne pouvons souscrire à l’opi- nion d’Ostwald 60. « On vit en même temps, dit Ostwald en parlant de la table de Mendéléeff, qu’il s’agissait moins d’une loi exacte pouvant être exprimée sous une forme déterminée, que d’une règle approchée qui, en raison d’une certaine indétermination, est assez comparable aux classifications de l’histoire naturelle. » Au contraire, pour Mendé- léeff, ce qu’il y avait encore d’incertain, de flottant dans l’ordination des corps devait s’éliminer par le progrès des connaissances. La loi plus ou moins approximativement connue préludait à une loi exacte. Autrement dit, ce n’est pas la loi qui aberre mais la connaissance que nous en avons. « Les lois naturelles, dit-il nettement, ne souffrent pas d’exception » et c’est une loi de la nature qu’il a mise en évidence ; il s’appuiera sur cette loi avec sécurité pour prédire l’existence de corps nouveaux, mieux pour prévoir leurs propriétés. « Ni de Chancourtois, auquel les Français attribuent la priorité de la découverte de la loi pé- riodique, ni Newlands que citent les Anglais, ni L. Meyer, considéré par les Allemands comme fondateur de la loi périodique, ne se sont hasardés à prédire les propriétés des corps non encore découverts, n’ont cherché à modifier les poids atomiques adoptés (pour les plier au système) et en général à considérer la loi périodique comme une nouvelle loi de la matière [97] reposant sur des bases solides et pou- vant embrasser des faits non encore généralisés, comme je l’ai fait dès ledébut61 ».

59 60 61

MENDÉLÉEFF, loc. cit., t. II, p. 475. OSTWALD, loc. cit., p. 69. MENDÉLÉEFF, loc. cit., t. II, p. 428.

[98]

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LIVRE II

Chapitre VI

L’ESSAI DE SYNTHÈSE DE LOTHAR MEYER

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La nécessité de l’intuition synthétique s’était imposée assez natu- rellement à Mendéléeff, qui devait être amené à expliquer l’objet par la classe qui le reçoit, par la place qu’il prend dans un ordre. Cette préoccupation harmonique, on doit la saisir, si enveloppée qu’en soit l’expression, ans cette déclaration 62. « Si les propriétés des atomes sont fonction de leur poids, une multitude de notions plus ou moins enracinées en chimie doivent subir une modification, une transforma- tion dans le sens de cette conclusion. Bien qu’il semble, au premier abord, que les éléments chimiques soient des individualités absolu- ment indépendantes, il faut substituer actuellement à cette notion sur la nature des éléments, celle de la dépendance des propriétés des élé- ments vis-à-vis de leur masse, c’est-à-dire voir la subordination de l’individualité des éléments au principe général supérieur qui se mani- feste dans la gravitation et dans tous les phénomènes physico-méca- niques. Dans ces conditions, plusieurs conclusions chimiques ac- quièrent un nouveau sens et une nouvelle signification ; des régulari- tés apparaissent là où elles seraient passées [99] inaperçues. Cela est vrai surtout à l’égard des propriétés chimiques. »

62

MENDÉLÉEFF, loc. cit., t. II, p. 482.

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Cette idée de la subordination de l’individualité marque une grande date dans la pensée philosophique. Elle se présente, croyons-nous, comme une substitution d’une étude en extension à l’étude en compré- hension. Cette dernière étude était affectée, par principe, d’un facteur obscur, qu’on croyait profond parce qu’il fuyait à tout approche. On va constituer une réalité de cadres, qui jouera un rôle explicite, et on se désintéressera bientôt d’une réalité de fond. Pour mieux faire sentir ce qu’il y a de décisif dans une telle pensée nous devons insister sur cette recherche d’un principe général de l’individualisation.

Pendant longtemps, sous l’inspiration de la physique newtonienne, la masse joua le rôle d’un simple coefficient. C’était un facteur obscur et muet, impropre à éclairer et à expliquer d’autres phénomènes pure- ment mécaniques. On prétend alors que la masse peut individualiser un objet, mais comme elle ne l’individualise qu’au seul point de vue mécanique, elle fait immédiatement figure de définition déguisée et elle apparaît dans un relativisme essentiel comme une pure relation du dynamique au cinématique. La masse manque de prolixité d’attributs pour faire office de substance. Au surplus son échelle de grandeurs est particulièrement monotone, on ne voit pas comment la masse jouerait dans l’atome un rôle spécial, différent de son rôle macroscopique. Que ce facteur n’individualise pas, c’est là une conclusion qu’admettront sans peine les adversaires de l’atomisme, car la masse suit la division avec docilité, elle ne fixe qu’un arrêt momentané et arbitraire de cette division.

[100]

Quand la considération des agents physiques est venue apporter des raisons de diversité pour les phénomènes, on a commencé à poser la masse comme indifférente à ces agents. Ce n’était pas tant la ma- tière qui était singulière que les agents eux-mêmes. Nous avons établi ailleurs la facilité avec laquelle on prodiguait les fluides. Nous avons indiqué qu’un instant on avait supposé jusqu’à cinq espèces de calo- riques, chargeant ainsi les agents de toutes les tâches de la diversifica- tion, la matière étant alors pure réceptivité.

C’est grâce à la chimie que la matière s’est réellement individuali- sée et cette individualisation n’a fait que s’accentuer avec la révolu- tion lavoisienne car dans la chimie de Lavoisier disparaît toute idée de communication de qualités e t i l s’y substitue l’idée contraire de

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conservation des qualités spécifiques. Lothar Meyer, sur le problème qui nous occupe, a été frappé de ce caractère de l’évolution scienti- fique 63. « Jusqu’ici, dit-il, on a considéré en physique comme qualités variables, dont dépendaient les phénomènes, d’abord le lieu et le temps puis, suivant les circonstances, la chaleur, la température, l’électricité et quelques autres grandeurs et on les a comme telles in- troduites dans le calcul. La matière même des corps n’était exprimée par des valeurs numériques dans les équations que comme masse ; sa qualité n’entrait en ligne de compte que parce que, dans les équations différentielles ou de conditions, ces constantes relatives à chaque es- pèce différente de la matière avaient une autre valeur. On n’avait pas encore pu considérer [101] ces grandeurs dépendant de la nature même des corps comme variables ; ce progrès a été maintenant ac- compli. On a aussi, il est vrai, tenu compte, dans les phénomènes phy- siques, de la nature essentielle de la matière, en déterminant les constantes diverses pour les substances les plus variées ; mais cette nature essentielle restait toujours qualitative ; on n’avait pas la possi- bilité d’introduire dans le calcul, par des qualités numériques, ces va- riables fondamentales. On a commencé, quoique jusqu’ici cet essai n’ait été fait que d’une manière toute primitive, à les y introduire, en démontrant que l a valeur numérique des poids atomiques est la va- riable qui sert à déterminer la nature essentielle des corps et les pro- priétés qui en dépendent. Le poids atomique est donc une nouvelle va- riable à introduire dans le calcul, et on ne peut plus considérer les pro- priétés des corps et les phénomènes physiques comme de simples fonctions du temps, et de l’espace, etc., mais bien aussi comme des fonctions du poids atomique. »

Voilà donc les propriétés physiques fonction d’une variable chi- mique. Véritable bouleversement de l’intuition comtienne de la com- plexité ! On objectera peut-être que les poids atomiques sont connus par la simple comparaison des pesées et qu’on revient ainsi, qu’on le veuille ou non, à la primauté du physique et même du mécanique sur le chimique. Mais, comme nous le verrons en détail, l’objection per- dra de sa force au fur et à mesure que s’affirmera la conception har- monique des atomes. Si vraiment nous arrivons à déterminer le poids absolu de l’atome (la balance n’apportera à cette expérience qu’une

63

LOTHAR MEYER, Les théories modernes de la chimie et leur applica- tion à la mécanique chimique, trad. 1887, t, I, p. 183.

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aide très indirecte) i l faudra bien dire que ce poids atomique absolu est une propriété intime, [102] proprement chimique. Et, encore da- vantage, si l’ensemble des poids atomiques fournit la clef d’une expli- cation des phénomènes physiques, il faudra dire que la racine de la na- ture physique plonge dans la nature chimique de la matière.

Examinons donc de plus près l’effort de L. Meyer pour déployer les caractères physiques sur les différents états du caractère chimique, base essentielle de la diversité.

Sans doute les relations qui lient les fonctions physiques à la va- riable chimique vont être d’autant plus difficiles à déterminer qu’il y a plus d’imprécision dans la connaissance de la variable elle-même. Il y a 60 ans, les valeurs de certains poids atomiques étaient affectées d’er- reurs relatives dépassant le centième. Au surplus, l’avenir nous mon- trera qu’on ne tenait pas d’emblée la « véritable variable chimique » mais une fonction sans doute assez voisine, assez parallèle de cette va- riable.

Bien des questions préalables embarrassent d’ailleurs la perspec- tive fonctionnelle. La plus importante de toutes est évidemment celle- ci : la variable fondamentale est-elle bien en réalité séparable ? Cette variable est-elle bien désignée par delà le relativisme algébrique ?

D’une manière générale, on a souvent montré que l’idée de fonc- tion était plus prudente que l’idée de cause et qu’il y avait souvent un grand intérêt à prendre la liaison de toutes les variables comme pri- mordiale, autrement dit à refuser l’explicitation d’une variable unique au titre de variable indépendante. Ainsi, pour prendre un cas très simple, on dira que la loi de Mariotte relie, sans aucune priorité, la pression et le volume d’un gaz quand on exprime que le produit de ces deux variables [103] reste constant quelles que soient leurs variations réciproques. Et pourtant qui ne voit que la causalité n’est pas entière- ment exorcisée et qu’en dépit de tous les artifices algébriques, la pres- sion reste marquée de son signe de variable essentielle. Si l’on garde la température constante, c’est-à-dire si l’on ne complique pas la ques- tion en apportant une cause de variation nouvelle, aucune intuition, aucune expérience ne peut nous permettre de former le schéma d’une variation directe du volume ; il ne varie que si nous faisons varier la pression. La pression, c’est donc bien ici la variable essentielle, ou tout au moins notre variable techniquement inévitable.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 83

Sur le problème qui nous occupe, nous devons donc nous deman- der si la variable chimique est en réalité isolable vis-à-vis des va- riables physiques qu’elle conditionne. En fait, on peut se rendre compte que la question s’est posée, avec plus ou moins de clarté, à l’esprit de plusieurs théoriciens de la chimie. Ainsi, à propos de la va- lence, L. Meyer se demande 64 si elle est « une grandeur constante, une propriété invariable de l’atome, ou une simple manière d’être de l’atome, variant essentiellement avec les circonstances extérieures et déterminées par elles. Il est donc évident que les recherches chimiques auraient fait un grand pas si elles réussissaient à démontrer que la constitution des composés chimiques résulte d’une manière nécessaire d’une capacité invariable de saturation des atomes et des circons- tances extérieures sous l’action desquelles ces atomes réagissent entre eux ». Cette capacité invariable apparaîtra alors [104] comme nette- ment spécifique, entièrement attachée à l’atome comme une qualité essentielle.

Certes, la pensée ne garde pas cette netteté ; un instant, il semble que, touché en cela par la timidité positiviste non encore surmontée, Meyer répugne à s’engager franchement sur le terrain du réel et qu’il prétende maintenir une prudente équivalence entre les hypo thèses :il s’agirait alors de simples méthodes de travail dont la fécondité tradui- rait la valeur. Il continue ainsi : « Pour s’engager dans cette voie, il est nécessaire tout d’abord de chercher, en supposant aux atomes une ca- pacité de saturation constante, une valeur chimique invariable, à expli- quer par cette hypothèse les régularités que l’expérience nous fait dé- couvrir dans la constitution des composés chimiques. Supposer au contraire, ce qui est tout à fait hypothétique, que la capacité de satura- tion est variable, n’est pas un moyen d’arriver à un progrès : on n’au- rait ce progrès que si on cherchait à donner une théorie expliquant les causes de cette variabilité. »

Quoi qu’il en soit, L. Meyer conclut que c’est l’invariabilité de la valence qui est l’hypothèse la plus heureuse, la pseudo-variabilité des valences dépend alors de conditions extérieures à l’atome. On prétend échapper à un relativisme intégral et réserver des propriétés essen- tielles. On s’appuiera sur un exemple. « La force portative d’un ai- mant ne se mesure pas d’après le poids quelconque qu’il peut porter à un moment donné, mais bien d’après le poids maximum qu’il peut

64

LOTHAR MEYER, loc. cit., t. I, p. 380.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 84

porter ; de même la capacité de saturation d’un atome n’est pas déter- minée par le nombre des autres atomes qu’il peut relier ensemble dans une combinaison quelconque, mais [105] bien seulement par le nombre maximum des atomes monovalents qu’il peut relier. D’après cela, le mercure ne prend dans le calomel qu’un atome de chlore, non pas parce que sa nature n’est plus la même que dans le sublimé, mais tout simplement parce qu’il ne peut lier plus d’atomes qu’on ne lui en offre. Cette manière de voir est certainement la plus simple. Supposer que, si la quantité saturée varie, la capacité de saturation varie aussi, est au moins superflu. » 65.

Si l’on généralise cette intuition on peut donc admettre que les qualités chimiques sont des qualités sur lesquelles l’extérieur a peu ou pas d’action. Ce sont elles qui marqueront la matière de traits si pro- fondément gravés que le jeu des variables physiques deviendra secon- daire. Il faut donc bien décrire la matière en fonction des variables chimiques et l’on peut espérer trouver, parmi ces variables chimiques, une variable qui soit vraiment primordiable.

Si maintenant nous prenons différents caractères physiques comme la malléabilité, la fusion…, nous admettrons facilement que leur expli- cation par voie mécanique est insuffisante et qu’en particulier une telle explication ne peut rendre compte des variations des coefficients qui caractérisent le phénomène envisagé quand on passe d’un corps à un autre. Il convient donc de rechercher si cette variation est due au hasard ou bien si une règle ne pourrait pas être rendue visible, règle qui nous donnerait l’évolution du caractère physique en fonction d’une variable chimique essentielle.

[106]

Mendéléeff avait surtout insisté sur la périodicité de la valence qui entraînait une périodicité relative pour toutes les combinaisons que le corps considéré pouvait former avec d’autres. Il avait touché de bien près la véritable causalité de la périodicité. Sans cette réussite pro- fonde, i l eût été peu vraisemblable que les phénomènes physiques fussent ordonnés sur des périodes correspondantes. Nous ne devons pas oublier en effet que l’ordre et les périodes des éléments

65

L. MEYER, loc. cit., t. I, p. 385.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 85

condensent les caractères chimiques de poids atomique et de valence et résument par là même toutes les correspondances et toutes les com- binaisons de la chimie. Cet ordre, qui est dans son essence unique- ment chimique, les courbes de L. Meyer vont nous prouver qu’il est propre à coordonner des propriétés physiques et à classer des coeffi- cients.

Or la moindre attention peut faire voir que le classement que nous exposons résiste à la réciprocité. S’il eût fallu prendre comme va- riable indépendante, par exemple le coefficient de malléabilité on n’eût trouvé aucune périodicité. C’est bien la preuve qu’aidé par le classement préliminaire de Mendéléeff on a effectivement simplifié le problème. Il ne s’agit plus que d’un simple rapport de voisinage qui montre les diverses familles reproduisant un même rythme. Au contraire, une comparaison générale se développerait dans une atmo- sphère plus rare, plus subtile. Comme d’une part la loi ne peut appa- raître qu’au sein des familles d’éléments chimiques et que, d’autre part, les propriétés physiques sont insuffisantes pour dessiner les fa- milles chimiques, le caractère primordial de la classification chimique trouve ici une raison méthodologique. En [107] résumé, la matière ap- paraîtra périodiquement ordonnée dans tous ses phénomènes à condi- tion qu’on dispose d’abord du cadre périodique des éléments chi- miques. Si, par la suite, ainsi que nous le verrons, la suprématie re- vient au caractère physique, grâce au corpuscule électrique, il n’en est pas moins vrai que cette explication électrique laisse subsister l’ordi- nation chimique comme l’intermédiaire indispensable pour une expli- cation du phénomène de la physique macroscopique. D’ailleurs il res- tera toujours que cette ordination chimique a marqué fortement la science d’une époque et qu’elle est un stade auquel il faudra toujours revenir pour juger de l’évolution scientifique.

Analysons donc l’effort de coordination de L. Meyer. Cette coordi- nation comporte deux temps. D’abord on essaie de dresser la courbe qui représentera la variation d’une quantité en portant cette quantité en ordonnée tandis que les poids atomiques sont portés en abscisse. En- suite on s’efforcera de trouver parmi les propriétés physiques, une propriété aussi près que possible de la réalité atomique et c’est sur la courbe obtenue qu’on essaiera de condenser l’ensemble des propriétés physiques.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 86

Ainsi, pour ne donner qu’un exemple, L. Meyer trace la courbe des températures absolues du point de fusion des corps simples en fonc- tion de leurs poids atomiques. Immédiatement les périodes appa- raissent. Les deux premières, celles qui sont relatives aux éléments lé- gers sont très nettes ; les deux suivantes sont un peu moins régulières et plus élargies, la cinquième qui solidarise les éléments à poids ato- miques élevés est à peine ébauchée. Qu’on considère combien diffi- ciles et hétérogènes sont les expériences sur la fusion des corps simples, qu’on [108] réfléchisse aussi combien la fusion est un carac- tère éloigné de l’essence des atomes puisqu’une simple coopération dans un mélange, tel le mélange Darcet, entraîne des anomalies inex- plicables intuitivement, et l’on comprendra tout le poids que cette co- ordination pour ainsi dire immédiate apportait à la thèse des périodes.

Comme le point de fusion est d’une phénoménologie évidemment superficielle il faut donc en venir au deuxième temps de la coordina- tion et essayer de dessiner la périodicité dans sa racine. Il faut choisir un caractère atomique marqué. Comme l’atome est pour nous un poids, c’est près du poids qu’il faut diriger la recherche. Proche du poids, il y a le volume. Peut-on dire que l’atome a un volume ? Immé- diatement toutes les antinomies réapparaissent. Couturat, par exemple 66 résumera l’opinion de Hannequin sur ce point : « La seule raison pour laquelle M. Hannequin croit l’étendue nécessaire à l’atome est celle-ci : i l faut qu’il soit volume pour être masse. » Et Couturat répond : « Il n’y a aucune nécessité, a priori, pour que la masse occupe une étendue quelconque, et il n’y a aucune difficulté à concevoir des points matériels comme doués d’une masse finie. » Il y aurait bien des objections à faire à cette objection. Il faudrait deman- der si toute nécessité est a priori et si l’on n’est pas conduit avec une théorie toute particulière de la nécessité à refuser toujours et par sys- tème la nécessité à l’expérience. Au surplus, il n’y a peut-être aucune difficulté à concevoir des points matériels comme doués d’une masse finie, mais c’est à la condition qu’on [109] se soit accordé le point ma- tériel, c’est-à-dire ce qui est en cause. Le concept de point matériel est au confluent la géométrie et de la physique ; dès qu’on l’accepte comme réalité, on bénéficie de toutes les possibilités de la déduction géométrique jointes aux instructions de l’expérience. Mais alors la synthèse n’est pas faite, elle est acceptée. Si nous ajoutons qu’elle

66

Revue de Métaphysique et de Morale, 1897, p. 106.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 87

peut être acceptée comme un postulat, voilà le terrain préparé pour une nécessité a posteriori qui échappe à l’objection métaphysique de Couturat.

Mais des objections de cette nature sont en somme fort anciennes, elles n’ont arrêté les savants ni dans leurs expériences, ni même dans leurs efforts de définition. L. Meyer s’exprime ainsi 67 : « Les savants du XVIIe et de la première moitié du XVIIe siècle qui se sont occupés de physique théorique ont généralement fondé leurs méditations et leurs théories sur la supposition de masses de matière très petites, mais occupant pourtant un volume sensible. Plus tard, on a souvent soutenu çà et là, avec plus ou moins de netteté dans les termes, que les atomes étaient infiniment petits, ou, pour parler d’une manière plus précise, qu’ils étaient complètement dépourvus d’étendue. On les considérait uniquement comme des centres de forces, c’est-à-dire des points vers lesquels étaient dirigés des mouvements ou des forces. » L. Meyer, est-il besoin de le dire, rejette cette dernière conception. Pour lui, l’atome n’est pas un concept, pas même un concept scienti- fique, mais une chose. Le nom d’atome importe peu ; contredire à l’étymologie, ce n’est pas contredire à la raison. La [110] division ma- térielle est une expérience et non pas une opération mathématique. Or, toute expérience est relative à une méthode, il n’y a pas d’expérience absolue. Il n’y a pas de contradiction à supposer que l’atome, c’est-à- dire l’indivisible à l’égard d’une expérience déterminée soit divisible dans une expérience d’une espèce différente. L’atomisme est une fi- gure de la relativité des expériences.

Il est donc important de bien marquer la filiation expérimentale qui a préparé la définition du volume atomique n’est d’ailleurs frappant que cette notion apparaisse dès le début comme solidaire du système total des poids atomiques. « L’une des rares propriétés des corps qui jusqu’ici aient été mesurées avec précision, dit L. Meyer 68, est leur densité à l’état solide ; et celle-ci se montre clairement fonction pério- dique du poids atomique ; elle diminue et augmente régulièrement à mesure que le poids atomique augmente. La dépendance dans laquelle se trouve la densité par rapport aux poids atomiques se manifeste sur- tout quand on considère non pas la densité elle-même, mais le rapport du poids atomique à la densité ; en d’autres termes, si on considère

67 68

L. MEYER, loc. cit., t. I, p. 180. L. MEYER, loc. cit., t. I, p. 143.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 88

non pas la masse qui est contenue dans l’unité de volume, mais le vo- lume occupé par la masse des atomes. Ce volume, que nous appelle- rons le volume atomique, ne peut encore être mesuré d’une manière absolue, mais on peut le rapporter à une unité relative, en comparant l’espace occupé par des masses des divers éléments proportionnelles à leurs poids atomiques. »

Il faut remarquer que pour établir les poids atomiques [111] on se sert parfois de la densité, mais il s’agit alors de la densité du corps à l’état gazeux qui permet de passer aux poids atomiques par l’intermé- diaire de la loi d’Avogadro. Il n’y a donc aucun cercle vicieux à exa- miner maintenant la variation de la densité à l’état solide avec les poids atomiques. Pour le dire en passant, il est remarquable que le lien entre la densité des éléments pris sous forme gazeuse et la densité des mêmes éléments pris sous forme solide ne se traduise pas par un simple parallélisme ou tout au plus par une simple proportionnalité. D’une densité à l’autre, c’est finalement la périodicité qui intervient ; preuve nouvelle du caractère éminemment dérivé des propriétés phy- siques.

Voici donc la notion de volume atomique établie par le rapport du poids atomique (pouvoir de combinaison chimique) à la densité so- lide ; la notion tout entière livrée par la phénoménologie va désormais jouer le rôle de variable indépendante et c’est la courbe des volumes atomiques en fonction des poids atomiques qui servira maintenant de base de référence. L. Meyer y rapporte la fusibilité et la volatilité. Il trouve ainsi que « tous les éléments gazeux ou facilement fusibles, li- quides au dessous du rouge, se trouvent sur les branches ascendantes de la courbe et aux points maximums de la courbe des volumes ; tous les éléments difficilement fusibles et infusibles avec nos procédés ac- tuels sont sur les branches descendantes et aux points minimums ». Autre caractère « la malléabilité ne se trouve que dans les éléments qui sont placés à un minimum ou à un maximum de la courbe ou qui les suivent immédiatement » 69. Ces corps malléables cristallisent d’après [112] L. Meyer, régulièrement, au contraire, les corps situés sur des branches descendantes, volatils, plus ou moins cassants, ne cristallisent pas régulièrement. La dilatation, la réfraction de la lu- mière, la propriété de donner des composés colorés suivent de même,

69

L. MEYER, loc. cit., t. I, p. 151 et 149.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 89

avec plus ou moins de netteté, le rythme de la loi des volumes ato- miques.

Qu’une propriété en entraîne une autre, il n’y a rien là qui puisse nous étonner : nous sommes accoutumés à expérimenter en suivant la solidarité des qualités impliquées dans un même phénomène. La re- présentation de L. Meyer a cependant l’avantage de relier systémati- quement et toujours à partir de la même base des qualités qui avaient pu sembler d’abord disparates ou n’apparaître que dans une propor- tionnalité sans terme distingué, dans la parfaite réciprocité de la phé- noménologie. Par exemple 70 : « La conductibilité pour la chaleur et l’électricité est intimement liée avec la ductilité et la malléabilité des éléments ; comme celles-ci, c’est une fonction périodique des poids atomiques, dont la périodicité coïncide avec celle des volumes ato- miques, mais de telle sorte qu’à partir du potassium deux périodes de malléabilité coïncident avec une période de conductibilité. »

L’hétérogénéité des qualités réunies dans un même rythme peut être telle qu’il y a peu d’espérance de trouver une intuition qui les concilie. Mendéléeff signale qu’on a été amené à étudier « une rela- tion entre l’action physiologique des sels et des autres composés et la place qu’occupent dans le système périodique les éléments [113] qu’ils renferment 71 ». Zwaardemaker dit que « l’odeur elle-même pa- raît être une fonction périodique des poids atomiques… Dans des com- binaisons odorantes i l n’y a d’autres éléments que ceux des cin- quième, sixième et septième groupes de Mendéléeff, sans parler natu- rellement des éléments H et C, qui ne manquent nulle part » 72.

Ainsi peu à peu nous voyons les périodes se constituer et s’enrichir comme des réalités propres à expliquer la périodicité d’abord toute phénoménologique. La période apparaissant dans les domaines les plus hétéroclites devient le lien vraiment naturel de toutes les proprié- tés scientifiques. En préparant le parallélisme des fonctions, la période finit par suggérer l’unité de la variable. Nous aurons par la suite à re- tracer l’histoire des recherches qui ont amené à isoler et à désigner en- fin cette variable profonde.

70 71 72

L. MEYER, loc. cit., t. I, p. 174. MENDÉLÉEFF, loc. cit., t. II, p. 482. ZWAARDEMAKER, L’Odorat, trad., p. 225.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 90

Cette solidarité des caractères spécifiques tant physiques que chi- miques est encore, croyons-nous, plus complète que la convergence de toutes les qualités sur une même et unique substance. Elle est impli- quée dans une espèce de solidarité de voisinage que nous voudrions maintenant faire ressortir.

Döbereiner 73 avait signalé déjà des triades de corps simples sem- blables, bâties entièrement en considérant les poids atomiques. L’idée constitutive de la triade était que l’élément central avait approximati- vement [114] pour poids atomique une moyenne arithmétique des poids des deux extrêmes.

Mais les travaux de Döbereiner ne pouvaient recevoir l’extension dont ils étaient susceptibles, car Döbereiner travaillait en s’appuyant sur les équivalents chimiques. De ce fait, l’ordre des éléments recevait une perturbation qui troublait toutes les recherches. En 1851, indépen- damment l’un de l’autre, Pettenkofer et Dumas envisagèrent de sem- blables rapprochements. Pettenkofer essaya de trouver des relations numériques entières pour mesurer la différence des équivalents. C’est ainsi qu’il remarque que la différence des équivalents du lithium et du sodium est 16,46 soit approximativement 2×8. De même du sodium au potassium on trouve 16,14 soit encore 2×8. Les différences 1×8, 3×8… apparaissent entre d’autres éléments. Mais l’obstacle reste in- franchissable : toute relation pondérale entre les éléments restera ca- chée tant qu’on ne partira pas des poids atomiques.

C’est encore une fois l’encadrement de Mendéléeff qui devait four- nir, pour ces études de voisinage, le guide le plus sûr. En effet, les pro- priétés d’un élément apparaissent, en ce qui concerne les paramètres qui fixent les valeurs de ces propriétés, comme des moyennes des va- leurs correspondant aux éléments voisins dans le groupe et dans la sé- rie. Il y a en effet deux directions de voisinage ce qui donne quatre corps voisins que Mendéléeff appelle les « analogues chimiques ». Ainsi considérons les tableaux suivants qui représentent les poids ato- miques, les volumes atomiques, les densités solides de différents corps pris dans l’ordre même tant vertical qu’horizontal que résume le ta- bleau :

73

POGG., Ann., 1829, 15, p. 301.

[115]

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 91

Poids atomiques Volumes atomiques Densités solides

S 31,98

S 15,7

S 2,04

As 74,9

Se 78,87

Br 79,76

As 13,2

Se 17,2

Br 26,9

As 5,67

Se 4,6

Br 2,97

Te 126,3

Te 20,2

Te 6,25

Nous pouvons remarquer que la somme des quatre nombres qui sont aux quatre branches de la croix est égale approximativement à quatre fois le nombre qui est au centre de la croix. Il en est de même pour d’autres propriétés. Cette solidarité en quelque sorte extrinsèque devait frapper le chimiste accoutumé à la nette individualité des di- verses substances chimiques. Toute l’instruction que donne le labora- toire conduisait tout au plus à suivre le guide des analogies pour en ti- rer des prétextes d’expériences. Mais on ne pouvait guère espérer que l’étude quantitative de diverses substances pouvait donner des rensei- gnements quantitatifs sur une autre substance, posée comme indépen- dante. Il y a là une source d’inférence que la chimie expérimentale ne nous permettait guère de déceler. Une véritable philotypie nous conduit à quantifier les analogies, à déterminer les coefficients numé- riques relatifs à une substance par les coefficients des substances voi- sines.

Plus philosophiquement parlant, on peut dire que les attributs pa- raissent se rattacher aux substances dans deux directions différentes ; d’abord les différents [116] attributs sont en quelque sorte placés les uns sur les autres, en profondeur, solidaires d’une même substance ; puis pour un seul et même attribut une filiation est visible entre les différents états de cet attribut affectant les diverses substances. Les at- tributs prennent dans cette voie une solidarité qui relie les substances entre elles.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 92

Il ne s’agit pas dans ce second cas, à proprement parler, d’une ex- tension ; car l’extension ordinaire, c’est une simple répétition. Il s’agit ici d’une véritable loi, sans doute plus ou moins claire, mais suffisante pour quantifier une extension qui s’éclaircit par son progrès même. On n’a pas besoin de trouver pour prévoir. Alors que l’extension ordi- naire est toujours a posteriori, ici le simple classement des poids ato- miques prépare une attribution extensive des autres propriétés chi- miques. Le tableau de Mendéléeff n’est pas simplement un barême de moyennes ; c’est finalement plus que le résumé d’une classification, c’est le schéma d’une méthode.

Parfois sans doute le voisinage n’est pas aussi commodément quantifié que dans les exemples que nous avons cités. Il est à présu- mer que le jeu des moyennes arithmétiques est alors insuffisant pour dégager la fonctionnalité qui lie les différents éléments pris dans un ordre qui fait figure d’ordre essentiel. Mais l’existence des fonctions de voisinage paraît néanmoins indéniable. En lisant L. Meyer, on se défend mal contre une impression qui pousse à croire au réalisme pla- tonicien de l’ordre. Et la réalité de l’ordre paraît d’autant plus défini- tive qu’il s’agit de l’ordre relatif des éléments. Dans la phénoménolo- gie de L. Meyer, ce n’est pas la vertu d’un élément [117] profond qui produit un ordre absolu, c’est nettement l’ordre relatif des éléments quidécidedeleurspropriétésindividuelles.Parexemple74 :«Onpeut réunir toutes les relations indiquées plus haut entre les poids ato- miques, les volumes atomiques, la fusibilité et la volatilité dans la loi suivante : Tout élément dont le volume atomique est plus grand que celui de l’élément qui le précède immédiatement, avec un plus faible poids atomique, est facilement fusible et volatil ; ses molécules sont faciles à séparer les unes des autres. Réciproquement, il est difficile de fondre et de volatiliser tout élément dont le volume atomique est plus petit ou tout au moins n’est pas plus grand que celui de l’élément qui le précède immédiatement avec un moindre poids atomique. Par suite, tous les éléments dont le volume atomique diminuerait s’il était pos- sible de les amener, en diminuant leur poids atomique, à se confondre avec l’élément immédiatement précédent, sont facilement fusibles et volatils. Au contraire, tous les éléments dont le volume atomique aug- menterait si on les amenait, par la diminution de leur poids atomique,

74

L. MEYER, loc. cit., t. I, p. 158.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 93

à se confondre avec l’élément qui les précède immédiatement dans la série des poids atomiques, sont difficilement fusibles et volatils. »

Qu’on comprenne bien qu’il ne s’agit pas ici d’une comparaison directe entre deux volumes atomiques d’où surgirait une inférence au sujet de deux autres propriétés quelconques (fusibilité, volatilité, duc- tilité) auquel cas nous serions dans la fonctionnalité commune sur la- quelle il n’y a aucune raison d’insister puisque [118] nous la trouvons dans l’analyse de la causalité physique habituelle. Non, la situation est tout autre : l’originalité de la présente méthode consiste en ce que l’on ne compare les volumes atomiques qu’après avoir fixé l’ordre des éléments. C’est cet ordre donné par les poids atomiques qui sert de do- maine préalable pour l’examen des volumes atomiques. Autrement dit, on part d’un domaine ordonné, on s’appuie sur une chimie ordinale ; c’est cette chimie ordinale qui conditionne l’examen d’abord ordinal, puis quantitatif des qualités. Il y a corrélation quantitative, mais cette corrélation n’est pas directe, elle apparaît seulement par l’intermé- diaire de l’ordination fondamentale des éléments. En fait, les varia- tions des qualités sont indiquées par L. Meyer sur la courbe fonda- mentale qui marque la périodicité. Ces variations perdraient toute leur signification si l’on prenait le volume atomique comme variable effec- tive, comme paramètre monotone, ainsi qu’on serait tenté de le faire après une lecture superficielle de la loi de Meyer rappelée un peu plus haut. Il faut d’abord poser la périodicité dès volumes atomiques et il faut faire jouer un rôle primordial à cette périodicité fondamentale pour que s’organisent et s’éclairent toutes les périodicités dérivées. Autrement dit, les lois portées par la courbe des volumes atomiques n’atteignent la réalité que si l’on admet d’abord le réalisme de l’ordre établi par Mendéléeff. Cet ordre, on le saisit d’ailleurs dans sa contex- ture la plus intime puisque c’est surtout le voisinage qui compte et non plus simplement la place dans un ensemble général. Il y a une sorte d’inflexion qualitative qui apparaît dans une étude détaillée des élé- ments bien ordonnés. L’avenir a consacré l’intuition [119] toute phé- noménologique de L. Meyer et lui a trouvé des bases dans la réalité. « D’une façon générale, conclut sur ce point M. Sommerfeld on peut dire que la position de l’élément à l’intérieur de sa période le caracté- rise mieux que sa position dans le système périodique. »

[120]

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 94

Le pluralisme cohérent de la chimie moderne.

LIVRE II

Chapitre VII

LA GENÈSE DES ÉLÉMENTS D’APRÈS CROOKES

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Ainsi en suivant le développement de la classification, nous sommes passés du pluralisme paresseux qui acceptait comme des indi- vidualités sans liaison tous les éléments isolés par le laboratoire à un pluralisme en quelque sorte coordonné. Mais cette coordination ren- due pour ainsi dire visible par les courbes de L. Meyer garde un sens entièrement expérimental. Aucune intuition, aucune théorie ne la sou- tient, jusqu’à ce moment de l’histoire scientifique où nous avons conduit le problème. La coordination est d’ailleurs inachevée, puisque le nombre et la séparation des octaves demeurent inexpliqués.

Pourtant on n’entre pas en vain dans la voie de l’unification du di- vers, un pluralisme qui accepte une liaison entre ses éléments — cette liaison fût-elle indirecte et externe comme une simple méthode de re- père — est compromis dans son principe. Il ne retrouve plus la clarté nette et courte de sa philosophie ; puisqu’il y a un lien, nous devons chercher la cause de cette liaison. Ce qui était accepté comme un fait, comme une réalité, passe au rang d’un simple aspect phénoménolo-

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 95

gique. On pose le problème de la substance sur un plan nouveau, plus profond.

[121]

Effectivement, on n’est pas resté sur le terrain positiviste de Men- déléeff et de L. Meyer et l’on a tenté rapidement de rendre compte de la similitude que manifestaient les familles d’éléments chimiques. On pouvait espérer trouver la solution dans deux voies différentes : ou bien l’on décrirait une infrastructure qui permettrait d’expliquer en- suite la construction entière en montrant la solidarité de ses pièces ; ou bien l’on arriverait à présenter la genèse des éléments chimiques, ce qui livrerait du même coup toutes les énigmes du monde matériel et assurerait son unité.

C’est à cette dernière tâche — la plus ambitieuse — qu’on consa- cra les premiers efforts ; ou du moins, on ne s’arrêta guère à détermi- ner le dessin interne de l’atome ce qui, par la suite, semblera le pro- blème indispensable. Cependant, on ne pouvait plus, comme aux beaux jours de l’atomisme philosophique, se contenter de postuler la simp1icité des atomes. Une nécessaire complexité découlait presque immédiatement des diverses similitudes qualitatives et quantitatives présentées par les différents atomes. Comme M. Sommerfeld le dira plus tard: «Un coup d’œil jeté sur le système périodique nous conduit à la loi générale… d’après laquelle l’enchaînement régulier existant entre les différents éléments ne les rend pas étrangers entre eux, mais très probablement de constitution semblable au moyen de mêmes unités. » 75 L’espèce d’équilibre entre la diversité et l’harmonie qu’illustraient les similitudes phénoménologiques obligeait donc, presque dès le principe, à postuler, sinon à étudier, la complexité [122] interne de l’atome. Seul un système d’atomes complexes pouvait rece- voir une coordination génétique.

En fait, comme préliminaire à la description de la genèse chimique, Crookes revient sur le caractère provisoire de la définition de l’élé- ment. Il rappelle la conviction nettement a priori d’Herbert Spencer pour qui « les atomes chimiques proviennent des atomes véritables ou physiques par un procédé d’évolution, dans des conditions que la Chi- mie n’a pas encore pu reproduire ». On pose ainsi le caractère phéno-

75

SOMMERFELD, loc. cit., t. I, p. 75.

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ménologique de la chimie à l’égard d’une physique qui serait plus proche de la réalité profonde.

Crookes montre ensuite que, dans les recherches sur les terres rares, on a réussi à multiplier les éléments provisoires, véritables inter- médiaires propres à dessiner la trace de l’évolution. « Nordenskiöld, dit-il, a pris le mélange brut d’yttria, d’erbia, d’ytterbia, etc., précipité des minéraux de ces terres qu’il appelle, pour abréger, la gadolinie ; il trouve que cette gadolinie, bien qu’évidemment complexe, a toujours un poids atomique constant, quel que soit le minéral dont on l’ait ex- trait ; ou que, pour employer les termes mêmes du professeur Nor- denskiöld, l’oxyde de gadolinium, bien qu’il ne soit pas l’oxyde d’un corps simple, mais un mélange de trois oxydes isomorphes {même lorsqu’on le tire de minéraux trouvés dans des localités très éloignées les unes des autres) possède un poids atomique constant. Comme le remarque avec raison le professeur Nordenskiöld nous sommes donc en présence d’un fait entièrement nouveau en Chimie. Pour la pre- mière fois, nous sommes mis en présence de ce fait que trois sub- stances isomorphes, que les chimistes sont encore obligés [123] de considérer comme des éléments, se présentent, dans la nature, non seulement toujours ensemble, mais dans les mêmes proportions 76. » Ce n’est d’ailleurs pas là un fait exceptionnel. Crookes cite encore la décomposition du didyme en néodymium et praséodymium obtenue par Auer de Welsbach.

On objectera sans doute que découvrir de toutes pièces des élé- ments nouveaux, ou prouver la complexité réelle d’un corps considéré jusque là comme simple ne ruinent pas l’idée d’élément. Mais cette conclusion dépend de la nature de la preuve apportée. Ici, on a trans- cendé en quelque sorte la notion d’élément provisoire tel qu’il est pos- tulé dans la chimie positiviste du siècle dernier. Cette notion, tout en- tière appuyée sur la constance des proportions dans les combinaisons chimiques, se trouvait en effet subitement bouleversée par les nou- velles études spectroscopiques de Crookes. Il ne s’agit pas alors de la rectification d’une expérience incorrecte. Ce qui vient d’être mis en échec, c’est le critérium même du caractère élémentaire. Par consé- quent, nous devons conclure en ces termes : Il y a peut-être des élé- ments, mais la preuve que nous sommes accoutumés à en fournir est faillible et insuffisante. L’élément chimique, défini dans la voie dalto-

76

CROOKES, La Genèse des éléments, 1887, trad., p. 24.

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nienne ne représente plus qu’un arrêt de l’analyse tout à fait solidaire du point de vue choisi.

Comment alors expliquer génétiquement que des corps en somme différents aient pu être englobés dans un même élément chimique, au point qu’ils maintiennent leur solidarité malgré les essais d’analyse chimique [124] les plus divers ? N’est-ce point la preuve que leur in- dividualité profonde n’a pas une action chimique décisive ? On est donc conduit à chercher la raison dominante de la formation des élé- ments chimiques ordinaires dans des conditions externes, conditions qui pourront d’ailleurs, en se répétant, fournir autant de causes de si- militude. Cela expliquerait peut-être que, touchant dans nos expé- riences la réalité atomique par des voies nécessairement externes, nous n’arrivions pas à triompher de cette similitude originelle. Seul, un « démon trieur » capable de travailler plus près des forces intra- atomiques parviendra à saisir le caractère individuel de l’atome.

C’est ainsi que Crookes suppose une matière originelle, le « pro- tyle » qui formera les atomes par agglutination progressive. Cette ag- glutination va se faire en fonction de quelques circonstances générales qui inscriront leur évolution à grand rythme sur la matière qu’elles conditionnent. Il fallait en effet expliquer une périodicité. Cette pério- dicité déjà apparente dans le tableau de Mendéléeff avait reçu une illustration encore plus claire dans la sinusoïde amortie de Reynolds que Crookes prend comme guide de ses hypothèses. Or une courbe ondulée réunit deux variables de types très différents : une variable monotone et une variable oscillante. Pour expliquer la constitution des divers atomes il faut donc trouver deux causes qui ont ces allures dis- tinctes. Crookes ne va pas loin pour cela. Il demande que l’on se fi- gure 77 « l’action de deux forces agissant sur le protyle primitif, l’une étant le temps, accompagné par un [125] abaissement de température ; l’autre, oscillant, comme un pendule puissant, ayant des périodes de déclin et d’élévation, de repos et d’activité, intimement liée à la ma- tière pondérable, essence ou source d’énergie que nous appelons élec- tricité ».

Il est remarquable que le temps ait un rôle aussi fondamental dans la genèse imaginée par Crookes, fût-ce par l’intermédiaire d’un refroi- dissement plus ou moins métaphorique. C’est sans doute que la doc-

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CROOKES, Eléments et Méta-éléments, 1887, trad., p. 29.

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trine de l’évolution qui triomphe à cette époque dans tous les do- maines doit, dans l’esprit de Crookes, marquer la Nature tout entière. Il sait que son esquisse est grossière, mais il a confiance que la Chimie trouvera son Darwin. Or, la variable temporelle peut bien à juste titre être comptée comme une « force » de l’adaptation. Dans ces condi- tions, les éléments bien différenciés sont ceux qui ont bénéficié de dé- lais importants ; ils sont la marque d’une nature en équilibre 78. « Plus est longue la durée du procédé de refroidissement pendant lequel le protyle se concentre en atomes, plus les éléments qui en résultent sont nettement définis, tandis que, plus le refroidissement sera rapide et ir- régulier, plus les corps résultants se fondront les uns dans les autres par d’imperceptibles degrés. Nous pouvons ainsi concevoir que la suc- cession des événements qui donna naissance aux groupes te1s que ceux du platine, de l’osmium et de l’iridium, — du palladium, du ru- thénium et du rodium — du fer, du nickel et du cobalt, — aurait pu ne produire qu’un seul élément dans chacun de ces trois groupes, si leur procédé de refroidissement s’était [126] prolongé davantage ; et, réci- proquement, si le refroidissement avait été beaucoup plus rapide, on aurait vu naître des éléments encore plus identiques les uns avec les autres que le nickel et le cobalt. C’est ainsi qu’ont pu se produire les éléments si intimement liés du cérium, de l’yttrium et des groupes si- milaires. En fait nous pouvons considérer la collection des minéraux de la classe de la samarkite et de la gadolinite comme un magasin cos- mique où l’on aurait rassemblé les éléments arrêtés dans leur dévelop- pement, les anneaux manquant d’un darwinisme inorganique. »

Certes, l’intuition est bien courte ; elle laisse bien des choses dans l’ombre. Comment concilier, avec la discontinuité des substances chi- miques, ce qu’il y a de nécessairement continu dans la cause interne de l’évolution qui produirait ces substances ? Car telle est l’énigme persistante qui embarrasse tout évolutionnisme. Ici, comme ailleurs, il y a une question qu’on ne peut éluder ; Crookes l’a rencontrée : « Com- ment, dit-il, le protyle s’est-il converti non seulement en une espèce de matière mais en plusieurs ? » et il répond par une autre question où s’avère l’antinomie de la puissance et de l’acte. « Si nous reconnais- sons que le protyle renfermait en lui-même la potentialité de tous les

78

CROOKES, La Genèse des éléments, p. 39.

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poids atomiques, comment ces potentialités sont-elles devenues ac- tuelles ? » 79.

La genèse proposée par Crookes nous paraît s’appuyer sur des va- riables qui fuient l’expérience et dont on ne voit pas le lien : c’est d’abord un « temps » auquel on attribue une action physique aussi mal définie que [127] gratuite ; c’est ensuite « l’électricité » qui n’inter- vient, dans le schéma de Reynolds, qu’en raison de son caractère dua- listique. Comme la polarité électrique est la plus nette de toutes, on la prend non seulement comme exemple mais comme raison de rythme trouvé dans la phénoménologie chimique. La grande oscillation cos- mo génique se présente facilement, aussi bien dans son développe- ment que dans ses pôles, comme une simple paraphrase du caractère périodique des éléments chimiques. On ne tient pas les variables créa- trices non plus que la liaison génétique des substances.

Sans doute ce n’est pas un seul échec qui peut con damner l’ambi- tion de tracer l’histoire de la matière. Cependant s’il en était le lieu, nous devrions nous demander si l’idée de genèse qui nous a semblé éminemment explicative ne part pas de postulats tacites sur lesquels il faudrait faire porter une discussion serrée. Entre autres, on semble ad- mettre comme allant de soi que le passé est le règne du simple, autre- ment dit que la facilité de penser l’homogène entraîne la primitivité. Il y a pourtant deux voies réciproques qui, pour l’explication positive, restent équivalentes : nous n’avons nulle raison de préférer la compo- sition à la décomposition. Autrement dit, pour un chimiste de labora- toire, ce que le temps fait, le temps peut le défaire ; positivement par- lant, le sens du temps est déjà une métaphore, comme le sens du cou- rant électrique avant la découverte de l’électron.

Finalement l’ambitieuse genèse n’a de valeur, dans son principe même, qu’à travers un postulat sur le cours du temps. Ce ne sera d’ailleurs pas un des caractères les moins féconds de l’intuition de l’espace-temps de [128] Minkowski que d’avoir restitué une mobilité algébrique à la ligne du temps. Devant le tableau de Mendéléeff nous ne sommes pas sûrs d’avoir affaire à une généalogie puisque nous n’avons nul moyen de savoir dans quelle direction le temps parcourt lignes et colonnes. Pris dans sa progression arithmétique des éléments

79

CROOKES, Loc. cit., p. 34.

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légers, le tableau ne traduit peut-être que l’histoire d’une pensée ma- thématique où le fondamental fait fonction d’antériorité.

Berthelot après avoir indiqué avec un certain scepticisme les essais de classification des corps simples ajoute 80 : Il n’est pas nécessaire de concevoir les atomes des divers corps simples comme des états diffé- rents de condensation d’une matière originelle. « On peut tout aussi bien imaginer que de tels édifices offrent, les uns par rapport aux autres, des relations génératrices d’un autre ordre : telles, par exemple, que les relations existant entre les symboles géométriques des diverses racines d’une équation, ou plus généralement, entre les valeurs mul- tiples d’une même fonction, définie par l’analyse mathématique. La matière fondamentale représenterait alors la fonction génératrice, et les corps simples en seraient les valeurs déterminées. » L’intuition ma- thématique de Berthelot reste sans doute bien vague. Il n’en est pas moins vrai qu’elle marque le souci de dépasser la pensée simplement arithmétique où la condensation matérielle s’exprime par le moyen d’une seule addition. L’ordre des substances est impliqué dans une mathématique difficile. Pour la découvrir, la science devra replacer sans doute toutes ces pensées génétiques sur de nouvelles bases.

[129]

C’est donc par de tout autres voies que nous devrons essayer, dans les chapitres suivants, de saisir et de comprendre l’harmonie maté- rielle que le classement de Mendéléeff nous fait prévoir. D’ailleurs, il n’y a aucun autre moyen d’éclaircir une description empirique que de sous tendre sous l’ensemble des faits un système d’idées où l’esprit résume tous les repères de la description. Le système génétique essayé par Crookes était manifestement prématuré ; il fallait d’abord trouver une coordination en quelque sorte rationnelle qui pût donner une rai- son de toutes les particularités de la classification. Il ne suffisait pas de postuler la périodicité de la formation pour expliquer la périodicité des propriétés. Les deux problèmes ne sont pas nécessairement liés. I l y avait au moins un intermédiaire qu’on devait établir, c’est la périodici- té de la constitution. Or, de toute évidence, on se trouvait là devant un obstacle qui pouvait sembler insurmontable puisque c’est à l’intérieur de l’atome qu’il fallait pénétrer : l’atome périodique c’est l’atome

80

BERTHELOT, Les Origines de l’alchimie, p. 316.

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complexe. C’est donc un atome que la pensée au moins doit décompo- ser.

D’un autre côté, un positivisme qui explique le phénomène par un phénomène du même ordre fait figure de cercle vicieux. C’est ce que Dumas faisait déjà remarquer 81 : « La facilité avec laquelle tous les phénomènes de l’analyse quantitative ont été expliqués ou prévus en partant du principe de l’existence des atomes a fait adopter générale- ment les vues de Dalton ; mais la base même de ces vues n’a point été démontrée. Quelques personnes ont voulu, i l est vrai, présenter les phénomènes chimiques [130] comme offrant à leur tour une démons- tration de la réalité des atomes. C’était faire un cercle vicieux, et leur argumentation est demeurée sans autorité. » Si l’on veut que la des- cription de l’expérience prenne une valeur d’explication, il faut en ef- fet qu’elle réfère les phénomènes d’un certain ordre à des phénomènes d’un autre ordre qui puisse passer, par certains côtés, pour fondamen- tal. C’est précisément cette explication qui solidarise les phénomènes les plus divers de la Physique, de manière à constituer une phénomé- nologie de superposition que nous allons voir en œuvre dans la science, si particulière, du XXe siècle.

81 DUMAS, Leçon sur la Philosophie chimique, 2e éd., p. 253.

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[131]

Le pluralisme cohérent de la chimie moderne.

LIVRE II

Chapitre VIII

LA FORMATION DE LA NOTION DE NOMBRE ATOMIQUE

Retour à la table des matières

Nous avons laissé de côté quelques anomalies du tableau de Men- déléeff sur lesquelles il nous faut maintenant revenir.

Pour respecter les périodes, il a été nécessaire de laisser d’abord quelques cases en blanc, ce qui ne va pas, à première vue, sans aug- menter beaucoup l’arbitraire de la classification. Mais la robuste confiance de Mendéléeff était loin de s’arrêter à une telle difficulté : il répondait immédiatement en affirmant que ces cases étaient celles d’éléments encore inconnus. Ce fut une des raisons de l’utilité de la classification de Mendéléeff, différente en cela de la classification de Newlands (1865) qui ne laissait au contraire aucune place libre.

A l’égard des éléments inconnus, Mendéléeff fit d’ailleurs des anti- cipations heureuses. Puisque l’on a pu établir, entre les éléments voi- sins, un système de moyennes reliant les paramètres spécifiques, on peut maintenant fixer, par une espèce d’interpolation qualitative, les propriétés et les coefficients des éléments non encore isolés. Les dé- couvertes ne tardèrent pas à confirmer ces étonnantes prévisions. C’est ainsi que, très rapidement comme le note Mendéléeff dans la sixième édition de son traité, [132] Lecoq de Boisbaudran (1875) dé-

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couvrit le gallium qui est identique à l’éka-aluminium, Nilson (1879) isola le scandium identique à l’éka-bore, Winkler (1816) le germa- nium identique à l’éka-silicium. Il ne faut d’ailleurs pas voir unique- ment dans cette réussite un succès gratuit. En effet ce sont parfois les problèmes de la classification des substances et de l’ordination des phénomènes chimiques qui appellent les expériences. Soulignons par exemple avec quelle netteté, Lecoq de Boisbaudran indique le rôle de l’intuition d’ensemble au seuil de ses recherches : « Depuis que je m’occupe de chimie, mon attention s’est toujours portée sur la ques- tion philosophique de la classification des éléments… Je m’attachai à découvrir de nouveaux rapprochements, soit par la comparaison des poids atomiques des éléments, soit par celle .de leurs qualités : telles, par exemple, que l’émission à haute température de rayons lumineux de longueurs d’onde déterminées. Je parvins ainsi à des réactions en- core inconnues, et j’en tirai quelques déductions qui me parurent assez curieuses… Parmi les conclusions que l’on pouvait tirer de mes essais de classifications chimiques, se trouvait la probabilité de l’existence d’éléments inconnus venant remplir les places laissées vides dans les séries naturelles. Il est clair que la position ainsi occupée dans une fa- mille chimique par un corps hypo thétique indique approximativement les propriétés de ce corps. » Lecoq de Boisbaudran montre ensuite qu’il est nécessaire d’avoir à sa disposition pour explorer cet inconnu, une méthode plus précise que l’analyse chimique ordinaire et il in- dique comment il fut amené à perfectionner la technique de l’analyse spectrale qui finalement après quinze ans d’efforts le conduisirent à identifier [133] le gallium. Cc qui est important pour notre sujet c’est de voir en action une méthode de comparaison vraiment singulière puisqu’elle met en parallèle deux corps dont l’un est connu et l’autre inconnu. Nous voyons aussi qu’un expérimentateur aussi minutieux que Lecoq de Boisbaudran n’hésite pas à placer les données de la clas- sification au rang des idées directrices de la chimie d’invention.

Le succès des prévisions de Mendéléeff ne s’est pas démenti : tous les éléments qui ont été isolés depuis un demi-siècle sont allés se ran- ger avec facilité et précision dans les cases que Mendéléeff leur avait préparées. Les dernières trouvailles correspondent aux numéros 43 (masurium) et 75 (rhénium) isolés en 1925 par le Dr Noddack (Berlin), au numéro 6 1 (illinium) isolé par M . Hopkins. Enfin, en

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1930, Allison et Murphy ont reconnu l’élément 87. Resterait à trouver l’élément 85 dans la vieille famille des halogènes 82.

Une deuxième anomalie du tableau dressé par Mendéléeff parait plus difficile à accepter a priori puisqu’elle va jusqu’à contredire au principe même du classement. On rencontrait cette anomalie à l’occa- sion de certains corps qui devaient précéder et non suivre, dans l’ordre du tableau, des éléments dont le poids atomique était inférieur au leur. Ainsi, il fallait ranger le tellure avant l’iode encore que le tellure eût un poids atomique supérieur à celui de l’iode. Par la suite, il en sera de même pour l’argon [134] et le potassium, pour le cobalt et le nickel et enfin pour le thorium et le protactinium.

La justification a posteriori de ces perturbations ordinales était d’ailleurs non moins difficile, puisqu’on ne possédait aucune expé- rience pour légitimer la périodicité à laquelle on sacrifiait tout autre caractère. C’est cependant cette justification qui devait mettre sur la voie d’un concept étonnamment fécond dont la formation suit d’ailleurs un progrès si continu qu’on distingue mal l’instant où ce concept s’imposa dans la science. Nous voulons parler de la notion de nombre atomique. C’est la formation de cette notion que nous allons maintenant essayer de décrire car c’est elle qui constituera le principal facteur de l’harmonie matérielle. Elle est ainsi à nos yeux une des plus grandes conquêtes théoriques du siècle.

Sans doute, i l devait sembler bien audacieux d’abandonner les poids atomiques comme base de la classification Ils se révélaient en effet comme des paramètres extrêmement sensibles, dépassant en tout cas la précision nécessaire au classement des propriétés générales. D’autre part, à la fin du XIXe siècle on s’attachait systématiquement au caractère purement phénoménologique de la science puisque les phénomènes nous apparaissent solidaires, qu’importe la racine, sans doute à jamais cachée, de leur liaison ; la tâche vraiment positive doit se confirmer dans la description des relations et pour cette description

82

Voir sur les travaux récents un article de M. Bligh. Apud Scientia, 1928, IV.

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i l n’y a guère que des questions de franche commodité qui puissent nous faire préférer une variable à une autre. Autant de raisons pour né- gliger toute discussion sur la réalité fondamentale d’une variable dis- tinguée à la base d’une description phénoménologique. D’ailleurs [135] tant faire que de changer de variables, comment ne pas adopter une variable qui soit apparente dans le phénomène, une quantité que nous puissions mettre en évidence et mesurer dans une expérience ?

C’est pourtant à une variable qui devait sembler éminemment fac- tice qu’on finit par s’adresser puisqu’on en vint à choisir, comme élé- ment déterminant fondamental, le simple numéro d’ordre qui fixait la place de l’élément chimique dans le tableau de Mendéléeff. Comme si la pagination d’un livre pouvait en éclairer le plan ! Mais ce qu’il y a de plus étonnant encore, c’est que cette variable qui était d’abord un simple repère, qui n’avait primitivement aucun sens expérimental, au- cun sens quantitatif, prit peu à peu une valeur explicative plus large et plus profonde. Elle est devenue une valeur théorique particulièrement claire et suggestive ; on lui a trouvé un sens arithmétique très simple. Actuellement, c’est cette variable solidaire de l’ensemble des corps qui donne vraiment la mesure de la réalité chimique des divers élé- ments.

Essayons d’abord de mettre en évidence ce qui peut légitimer a priori la substitution du numéro de l’ordre de Mendéléeff au poids atomique. Ce qu’il y a de frappant dans les théories que nous avons exposées, c’est qu’en dépit de tous les flottements numériques, au mi- lieu d’un ensemble en apparence désordonné de paramètres indépen- dants ou pour le moins d’une solidarité lointaine et obscure, se fasse jour une allure aussi nette, aussi décisive que la périodicité. C’est la périodicité qui a été le véritable guide pour la constitution du tableau et c’est finalement à la périodicité que l’on a donné la suprématie quand cette périodicité s’est trouvée en conflit avec [136] l’initial principe d’un classement absolument régulier des poids atomiques croissants. Réfléchissons maintenant que, généralement parlant, l’al- lure est ordre. Or ici, tout bien considéré, il ne s’agit que de comparai- sons ordinales. Nous avons fait sentir que l’ordre de Mendéléeff est en quelque sorte continu, solidifié par le voisinage, mesuré par des moyennes. Tout ce qui dépasse l’ordre est donc en trop. Dès lors on tient peut-être la preuve, en quelque sorte métaphysique, que les poids atomiques apportent un caractère superfétatoire à la classification har-

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monique. En tout cas, on ne peut guère tarder à voir que les poids ato- miques n’interviennent que par leur ordre, non par leur valeur dans les courbes comme dans le tableau.

La question de fait est naturellement beaucoup plus nette et déci- sive. Elle revient à montrer que les courbes tracées en fonction du nombre atomique sont beaucoup plus régulières que celles tracées en fonction du poids atomique. Par exemple, dans la courbe des volumes atomiques, qui a joué un rôle si important dans les déductions de L. Meyer, certaines anomalies concernant le sélénium et le fer dispa- raissent quand on emploie la nouvelle variable ; de même les inver- sions que la périodicité réclamait en contradiction du principe des poids atomiques croissants, sont naturellement justifiées avec le nou- veau principe de classement. La correspondance des diverses courbes représentant les qualités des divers éléments est également plus com- plète quand on examine l’ordre fixé par Mendéléeff. On verra la puis- sance de la notion de nombre atomique si l’on veut bien se reporter à la figure où Sommerfeld a rapproché les trois courbes de la compres- sibilité à l’état solide, du coefficient de dilatation, [137] de la valeur inverse de la température de fusion 83. Examinons d’ailleurs le sens physique du rapprochement. La valeur inverse du point de fusion peut sembler d’abord artificielle, elle représente cependant assez bien une mesure de la tendance de l’élément à quitter l’état solide. Compressi- bilité, dilatation, fusion apparaissent par ce détour plus clairement ap- parentées. De telles méthodes de comparaison, une fois qu’elles sont appuyées sur un motif essentiel, conduiront à une doctrine chimique de la cohésion, doctrine d’autant plus importante que la cohésion était prise, aux âges de la macro-chimie, comme une qualité immédiate qui n’avait pas grand besoin d’explication, mais qui, au contraire, jouait un rôle explicatif quasi naturel. Il est d’ailleurs difficile de mécon- naître la lumière apportée par le classement en fonction du nombre atomique dans cette trilogie de la cohésion. C’est vraiment le principe de la coordination qui fait le succès de la construction.

Les réussites dans la coordination expérimentale ne tardèrent pas à réagir sur le principe même de la classification. Elles en accrurent la portée. Comme la remarque en a souvent été faite, une théorie qui dé- passe en fécondité le programme d’explication qu’elle s’était assignée prend une valeur redoublée. Le tableau de Mendéléeff, développé sur

83

SOMMERFELD, loc. cit, t. I, p. 123.

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les poids atomiques, avait imposé une périodicité uniforme qui devait obéir à l’encadrement en quelque sorte géométrique des éléments. La représentation des propriétés comme fonction du nombre atomique est plus libre. Tenant l’ordre véritable, nous voyons mieux les périodes telles qu’elles sont et nous n’abordons [138] plus la classification chi- mique, à la manière de Procuste, avec une périodicité d’ampleur constante. En fait, on a clairement reconnu l’existence de périodes d’étendues différentes. Il y a bien deux périodes de huit éléments mais ensuite viennent deux périodes qui groupent chacune dix-huit élé- ments et une dernière qui en groupe trente deux. Les grandes périodes ne sont pas décomposables en périodes plus simples ; elles forment des individualités nettement constituées. C’est désormais à ces nou- velles périodes, affirmées de plus en plus par la science contempo- raine, que nous nous adresserons pour coordonner l’étude harmonique de la matière.

Des expériences supplémentaires s’imposèrent bientôt à l’attention des physiciens et consacrèrent d’une manière péremptoire, à de nou- veaux points de vue, l’intérêt de la notion de nombre atomique. On parvint à produire et à photographier les spectres de rayons X de di- verses substances. Barkla et Moseley eurent l’idée d’étudier ces spectres en fonction du système périodique des éléments et Moseley arriva à cette loi très simple : Dans les radiations de Röntgen, la ra- cine carrée de l’inverse des longueurs d’onde correspondant aux dif- férents corps émetteurs croît comme une fonction linéaire du nombre atomique. Cette loi illustrera à jamais le nom de Moseley, tombé à 28 ans aux Dardanelles. Elle est la clé d’une énigme. Elle domine défini- tivement le pluralisme du phénomène chimique.

Pour les rayons de Röntgen, la preuve est faite comme l’avait sug- géré Rydberg qu’ils ne dépendent pas essentiellement du poids ato- mique, mais du nombre atomique Ainsi, une fois de plus, c’est l’ordre qui apporte la simplicité, [139] la clarté, la régularité ; c’est l’ordre qui donne la coordination maxima. On a donc bien trouvé, avec le nombre atomique, le repère à la fois le plus naturel et le plus sûr.

D’ailleurs la précision atteinte par la spectroscopie de rayons de Röntgen est telle qu’elle entraîne définitivement la conviction. On

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peut dire que sur les clichés de Moseley l’ordre reçoit une véritable mesure. Non seulement on ne peut plus hésiter à accepter les inver- sions du nickel et du cobalt, du tellure et de l’iode, mais la place de ces éléments qui était d’abord toute relative à un ensemble de proprié- tés est fixée par un paramètre d’une sensibilité extrême. Dans le spectre, l’espace classe avec toute sa précision, toute sa géométrie mé- trique et ordinale.

De même, les lacunes du tableau de Mendéléeff apparaissent en quelque sorte quantifiées quand on confronte les clichés de tous les éléments connus. Devant une lacune, on a non seulement l’impression qu’on omet un élément, mais on saisit même la localisation exacte des raies qui nous font défaut et qui seraient suffisantes pour caractériser l’élément inconnu. Certes, c’est une pensée qui peut sembler ambi- tieuse que celle qui désigne l’inconnu, qui le place, qui le mesure, qui le confine sur un terrain aussi étroit que précis. Mais la figure d’en- semble des clichés est si nette que l’interpolation est comme évidente. La loi de l’enchaînement est trop clairement et trop précisément ins- crite dans l’expérience pour que nous mettions en doute la sécurité où nous sommes de tenir la chaîne entière, à l’exception de quelques chaînons nettement désignés. C’est d’ailleurs dans l’examen des spectres de rayons X qu’on cherche maintenant les [140] premiers in- dices des corps inconnus. Par exemple, c’est en examinant ces spectres que Druce et Loring ont trouvé l’élément 7 5 dans des pro- duits manganeux.

Arrivé à ce point de l’évolution scientifique on tient toutes les conditions d’une réciproque très importante. Jusqu’ici la fixation de l’ordre dans le tableau de Mendéléeff et surtout le retour sur les élé- ments typiques étaient le résultat d’une synthèse, plus ou moins vague, d’analogies mal quantifiées. Comme le fait remarquer M. A. Berthoud 84 « jusqu’à la découverte de Moseley, on ne connais- sait aucune propriété des éléments permettant à elle seule de leur assi- gner leur place dans le système de Mendéléeff ». Outre les anomalies signalées plus haut dont on triomphait obscurément, il y avait égale- ment des divergences de vue concernant la complexité de la troisième grande période. « C’est dans cette période, dit encore M. Berthoud, que se rencontre ce groupe étrange des métaux des terres rares qui

84

BERTHOUD, Les nouvelles conceptions de la Matière et de l’Atome, 1923, p. 142-143.

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comprend une douzaine d’éléments dont les poids atomiques varient entre 140 pour le cérium et 175 pour le lutécium, et dont les propriétés sont cependant si voisines qu’on ne parvient que difficilement à les sé- parer. Leur situation dans la classification périodique a été autrefois très discutée. Pour que la troisième grande période devienne sem- blable aux précédentes, où on ne trouve rien d’analogue aux métaux des terres rares, il faudrait pouvoir attribuer à tout ce groupe une place unique. On les a effectivement considérés comme équivalents à un seul élément (ou à deux éléments [141] si, comme on le fait ordinaire- ment, on comprend le lanthane dans le groupe des métaux des terres rares) et on a vu dans leur existence quelque chose de comparable à ces nombreux astéroïdes qui circulent entre Mars et Jupiter où ils tiennent la place de la planète que la règle de Bode laisse prévoir. La loi de Moseley met fin à toutes ces discussions. Le spectre de haute fréquence suffit à lui seul pour classer les éléments dans le rythme pé- riodique et l’ordre qui leur est ainsi assigné concorde avec celui qui résulte des analogies chimiques. » On trouve donc enfin, non seule- ment le principe de l’individualisation en Chimie, mais encore une ex- périence extrêmement précise qui suffit, à elle seule, à repérer le ca- ractère fondamental et spécifique d’un élément.

Toute cette évolution mérite sans doute de retenir l’attention de l’épistémologue. Résumons-la. D’abord vague et obscur, le principe de classification de Mendéléeff ne tendait qu’à organiser l’ensemble des résultats expérimentaux. L’expérience conduit ensuite à le modi- fier légèrement, ce qui contribue à en augmenter l’obscurité. Cepen- dant le caractère conventionnel dont on ne voyait guère a priori la lé- gitimité ne tarde pas à fournir la preuve de sa valeur pragmatique. Les analogies surgissent plus nombreuses, l’expérience progressivement multiplie le sens et l’emploi du principe classificateur. Enfin, une ex- périence décisive isole, comme une réalité, ce qui n’était qu’une va- riable muette, qu’une espèce d’artifice algébrique. La notion de base de la classification a priori est devenue une notion expérimentale. Il nous restera à décrire, dans un des chapitres suivants, comment cette notion, rendue expérimentale, s’est éclairée par l’effort continu des théoriciens.

[142]

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 110

Le pluralisme cohérent de la chimie moderne.

LIVRE II

Chapitre IX

L’ISOTOPIE

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Avant d’en arriver là, nous devons encore exposer tout un nouvel ordre de découvertes qui eurent d’abord pour effet d’obscurcir le sens de la classification périodique et de troubler cette harmonie qu’on commençait à saisir dans la filiation des éléments.

La découverte de la radioactivité fut en effet une ère de troubles pour la physique contemporaine. Lors de la découverte du radium, le nombre des places encore disponibles dans le tableau était déjà bien réduit. Il n’y avait plus que sept places libres dans les éléments lourds. Or, les expériences de radioactivité ne tardèrent pas à prouver l’exis- tence d’autres éléments radioactifs, et leur nombre devint rapidement si grand qu’on fut amené à conclure que le tableau périodique était trop resserré pour les contenir tous. Comment faire face à cette diffi- culté ?

En réalité, les radioéléments se présentaient, en ce qui concerne la classification, de deux manières tout à fait différentes. Quelques-uns purent en effet être rangés dans des cases libres. Tel fut le cas de cinq d’entre eux : le radium, l’émanation du radium, le polonium, l’acti- nium et le protactinium. Leur localisation met d’ailleurs en œuvre les critères les plus variés 85.

[143]
85 Voir Mme CURIE, L’isotopie et les éléments isotopes, p. 23.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 111

Quant aux autres éléments, chaque jour plus nombreux ils manifes- taient des propriétés extrêmement voisines de celles d’autres éléments déjà classés, ils avaient des poids atomiques qui, aux erreurs expéri- mentales près, étaient semblables à des poids atomiques connus. Bref, il fallait les mettre dans des cases déjà occupées.

Pouvait-on en quelque façon dilater le tableau périodique et re- prendre à la faveur de différences secondaires un classement sur le même principe ? C’eût été sacrifier l’assurance initiale de la classifi- cation. Le tableau de Mendéléeff avait été clairement constitué par une discrimination à traits très marqués. Nous avons déjà vu l’embar- ras apporté par les terres rares. Pour les éléments radioactifs, la diffi- culté était encore accrue parce que d’un corps radioactif à un autre les différences étaient parfois insensibles, ou pour mieux dire i l n’y en avait qu’une : ils ne différaient d’un autre élément du tableau que par la radioactivité.

Fallait-il alors écarter le caractère radioactif et le considérer comme une propriété sans rapport avec la nature chimique des élé- ments où elle se manifestait, comme une propriété gratuite, indiffé- rente à la classification générale ? Pour prendre la question d’une autre manière, ce qui frappait davantage, c’était l’impossibilité où l’on était de séparer chimiquement des corps qui, au moins par la radioacti- vité, étaient différents. Ainsi le plomb extrait d’un minerai uranifère contient toujours un peu de radium D. Mais en dépit de toutes les opé- rations imaginables (cristallisations fractionnées, oxydation, vaporisa- tion, électrolyse etc. …) répétées des milliers de fois, on n’arrive pas à faire varier la composition du mélange ; le plomb est inséparable du radium associé.

[144]

C’est de la conscience de cet échec irrémédiable qu’est née la no- tion nouvelle qui donna la solution de toutes ces difficultés.

En somme, on s’acharnait à prouver la différence chimique de deux corps que la chimie ne parvenait pas à distinguer. On postulait qu’un caractère expérimental, la radioactivité, devait nécessairement avoir une racine dans la nature chimique des corps, autrement dit, on admettait que la chimie devait expliquer toutes les qualités. C’était supposer que la nature chimique est la nature primordiale, la nature naturante, toute proche des forces d’individualisation, alors que la na-

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ture physique ne nous livre que des moyennes et des généralités. On trouve là l’idée persistante d’une substance qui n’a qu’un plan pour ses attributs et qui ne peut varier dans une qualité sans varier dans son essence.

Au milieu de toutes ces difficultés le progrès consista, comme bien souvent, à abandonner un postulat tacite. C’est ainsi que F. Soddy af- firma dès 1910 l’identité chimique des éléments dont on n’avait pas réussi à modifier la proportion relative par voie chimique. C’était défi- nir chimiquement un critérium très net du caractère élémentaire : si les méthodes de la chimie sont susceptibles de faire varier les proportions d’une espèce chimique, cette espèce est composée ; si, au contraire, les proportions sont stables, en dépit de tout mode de fractionne ment, l’espèce en question doit être prise comme un élément. Il importe peu que des caractères additionnels, comme la radioactivité, appartiennent ou non à la substance.

Dès lors « puisque la position d’un élément dans le système pério- dique est déterminée par l’ensemble de [145] ses propriétés, il est clair que des éléments chimiquement identiques doivent occuper la même place. Le petit nombre des cases disponibles cesse donc d’être un obs- tacle à y faire entrer tous les éléments radioactifs » 86.

Pourquoi maintenant ce qui est vrai des radio-éléments ne serait-il pas valable pour tous les autres éléments ? Le poids atomique est une propriété constante où les opérations chimiques ne trouvent pas l’oc- casion d’une décomposition. Rien ne prouve cependant qu’il ne soit pas la simple caractéristique d’un mélange constant. Soddy en suggéra l’idée avant toute expérience. Rien ne s’oppose à ce qu’on considère un élément chimique c’est-à-dire réfractaire aux discriminations de la chimie expérimentale, comme composé d’une pléiade d’éléments in- séparables. Si la réalité est telle, ces éléments sub-chimiques doivent manifestement rentrer dans une même case, à la même place du sys- tème périodique, d’où leur nom d’isotopes.

Cette généralisation de la notion d’isotopie, d’abord gratuite, ne tarda pas à être confirmée par l’expérience. Ce fut une véritable ana-

86

BERTHOUD, loc. cit., p. 177.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 113

lyse balistique qui parvint à montrer la multiplicité intime de plusieurs éléments chimiques. Le principe de la méthode consiste à dévier, à l’intérieur d’un tube de Crookes, par des champs magnétique et élec- trique conjugués un flux d’atomes chargés positivement. La déviation est fonction de la masse de l’atome considéré. Si le flux est hétéro- gène, les trajectoires seront différentes. Dès 1913, Thompson et Aston trouvèrent ainsi que le néon dont le poids atomique est [146] 20, 2 se compose de deux élément isotopes qui ont respectivement pour poids atomiques 20 et 22. La méthode a été perfectionnée par Aston, sous le nom de spectrographie de masse. Aston a établi que l’isotopie se ren- contrait dans nombreux cas. Il y a des cases qui sont occupées par des pléiades d’isotopes dans toutes les régions du tableau de Mendéléeff ; d’autres cases contiennent au contraire un corps unique, sans qu’on voie d’abord une loi quelconque de cette distribution. Devant cette ab- sence de loi on prendra l’ordre de Mendéléeff comme un schéma d’analyse ; cet ordre est en effet le canevas naturel qui peut, de prime abord, mettre sur la voie des découvertes. Campbell fait alors les re- marques suivantes 87 : « Il semble qu’il y ait l’indication d’une distinc- tion réelle dans le fait que généralement les éléments de faible masse atomique tendent à être purs, tandis que ceux qui ont une forte masse atomique sont mixtes ; ainsi, des 18 premiers éléments, 11 sont purs, tandis que, pour les suivants, des 24 qui ont été examinés, 3 seulement n’ont pas été résolus en composants. La différence est tout aussi mar- quée si nous considérons le nombre moyen des isotopes par élément ; pour les 18 éléments légers, ce nombre est 1,5 ; pour les 24 éléments plus lourds i l est de 4… ». En l’absence de toute loi, ces statistiques peuvent paraître grossières ; elles apportent cependant une première lumière. Mais ce qui est intéressant pour notre objet c’est que cette statistique toute première suit le plan substantiel général. On se rend compte en particulier, que les anciennes familles d’éléments ne donne- raient pas une base féconde pour des statistiques. La [147] substance une fois de plus, est marquée par l’ordre de Mendéléeff. Le Plan des substances apparaît comme plus instructif que la connaissance appro- fondie d’une substance.

87

N. R. CAMPBELL, La structure de l’atome, trad., p. 27.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 114

Il est remarquable que les poids atomiques des différents isotopes, mesurés avec une approximation du millième par la spectrographie de masse sont tous des nombres entiers, à l’exception de l’hydrogène qui a pour poids atomique 1.008. Si l’on accepte une perte de masse de huit millièmes par atome d’hydrogène, on peut reprendre la loi de Prout suivant laquelle tous les atomes des différents corps résulte- raient d’une condensation de plu sieurs atomes d’hydrogène. Des considérations énergétiques légitimeront, dans la Physique relativiste, cette perte de masse de l’hydrogène dans une condensation pour abou- tir à l’hélium et par cet intermédiaire à tous les corps simples de la Chimie. L’hypothèse philosophique de l’unité de la matière est ainsi retrouvée par des voies en quelque sorte numériques. Et c’est en un double sens qu’on peut dire que l’atome d’hydrogène représente l’uni- té matérielle ! il est l’unité avec laquelle on fait des substances, il est aussi l’unité avec laquelle on fait des nombres. Une coopération du nombre et de la qualité explique ainsi l’univers de la Chimie.

Bien des questions restent d’ailleurs en suspens. Comment rendre compte en particulier de la fixité des poids atomiques si les éléments sont de simples mélanges ? En effet, on comprendrait qu’un élément chimiquefûtformé d’un mélange d’isotopes en proportion quel- conque et que dès lors le poids atomique se trouvât être un nombre dé- cimal compliqué. Mais on ne conçoit guère [148] que les doses d’iso- topes ne varient pas avec l’origine de l’échantillon étudié et que, par conséquent, les poids atomiques, constitués par de simples moyennes puissent être des caractéristiques si fidèles des divers éléments. Or, sur ce dernier point les expériences sont probantes. Des essais ont été faits par Richards sur des métaux provenant de couches géologiques di- verses. Baxter et Thorvaison ont étudié comparativement des fers d’origines terrestre et météorique. Toujours et partout les poids ato- miques se sont révélés identiques à eux-mêmes.

Pour expliquer cette constance, on a invoqué la période de forma- tion, revenant ainsi aux idées génétiques de Crookes dont nous avons essayé de montrer le caractère problématique. Ainsi, M. Berthoud for- mule l’hypothèse en ces termes 88. « La constance du poids atomique moyen peut signifier simplement que les isotopes se sont partout et toujours formés dans la même proportion ou bien que depuis les mil- liards d’années que la matière existe, elle a subi un tel brassage que le

88

BERTOUD, loc. cit., p. 186.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 115

mélange a partout la même composition. » On s’explique mal que des conditions en quelque sorte cosmiques aient pu intervenir dans le dé- tail de la matière et y aient inscrit, d’une façon si définitive et si géné- rale, la trace de leur caractère si éminemment accidentel. Il y a dans cette union de la contingence et de la généralité quelque chose qui heurte notre esprit géométrique. À une persistance si régulière, à une généralité si solide, on voudrait une cause actuelle, douée d’une né- cessité parfaite. On voudrait pouvoir lire dans l’expérience présente la loi qui constitue l’élément chimique nettement défini à partir des iso- topes composants.

[149]

Ainsi, comme il arrive souvent, la solution d’un problème entraîne à poser un problème nouveau. Il semble qu’on chasse devant soi une zone opaque qui refuse la lumière. L’isotopie avait paru d’abord de- voir obscurcir à jamais la signification du classement périodique et pourtant, finalement, elle consacra, à un point de vue important, la su- prématie de l’ordre sur le poids. Par delà les expériences de mesure une expérience tout entière tournée vers la classification prenait place, comme si vraiment, dans le monde chimique le genre commandait à l’espèce. Non seulement l’isotopie désignait avec clarté le nombre atomique comme nouvelle variable, mais on gagnait encore quelque chose de plus puisque le caractère arithmétique entier des isotopes de- vait par la suite faciliter la recherche d’une liaison de substance à sub- stance.

En fait, pendant tout le XIXe siècle les efforts avaient été nom- breux pour établir directement une formule matricielle susceptible de réunir et de fonder comme une vue d’ensemble les différents poids atomiques. Le nombre même de ces essais prouve à la fois leur insuf- fisance et leur nécessité. Ces essais pouvaient ils réussir ? Nous sommes maintenant mieux placés pour répondre à la question puis- qu’avec la notion d’isotopes nous touchons en quelque sorte à un phé- nomène plus profond qui se développe sous le phénomène de premier aspect livré par les analyses chimiques ordinaires. Mais nous ne pour- rons édifier la systématique des poids atomiques que si nous connais- sons le rapport des poids atomiques des isotopes au poids atomique de l’élément trouvé par le chimiste.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 116

S’agit-il d’une composition qui procède par simple moyenne ? Dans ce cas, les poids atomiques sont frappés [150] par une contin- gence essentielle et il est vain de chercher une cohérence entre les poids atomiques des diverses substances. C’est ainsi que M. Berthoud condamne les efforts de systématique appuyée sur les poids ato- miques. « Les recherches d’Aston, dit-il, 89 en donnant la preuve que les poids atomiques ne représentent souvent le poids d’aucun atome, consomment leur ruine définitive : ce n’étaient là que jeux de calcul. » Un expérimentateur aussi prudent que M. N. R . Campbell ira plus loin ; il mettra en doute certaines relations arithmétiques trouvées dans l’étude des spectres parce que ces relations « impliquent des constantes (ordinairement le poids atomique moyen) que l’on sait maintenant être sans signification physique simple » 90. Ainsi l’idée de moyenne se présente comme une objection à la reconstruction arith- métique de la substance ; autrement dit, la moyenne est une synthèse que l’expérience nous impose ; si indigente qu’en soit l’idée, elle ne peut être revécue par l’esprit. On saisit ici, sur un terrain au fond très philosophique, le déclin de la notion de poids atomique. Désormais cette notion, touchée d’un empirisme radical, ne saurait être prise comme notion vraiment initiale, propre à servir de base à une explica- tion intégrale.

Il semble d’ailleurs que la constance de composition des éléments en isotopes doive être affirmée avec une certaine réserve. Aston a pré- senté récemment des observations précises sur trois éléments (Kryp- ton, Xénon, Mercure). Il définit à ce propos ce qu’il appelle le mo- ment isotopique d’un élément. Ce moment est égal au produit [151] de la quantité de l’isotope par l’écart avec le nombre isotopique moyen. Aston voit dans le moment isotopique d’un élément la mesure de la probabilité d’altération de son poids atomique par des processus de diffusion. Il est à penser qu’on trouvera tôt ou tard des moyens pour modifier les proportions isotopiques. Le poids atomique tel que le dé- finissait la chimie du siècle dernier correspondrait donc à un dosage particulier et contingent.

Mais alors, dès qu’on abandonne le poids atomique comme va- riable fondamentale de la description générale des éléments, on est amené à considérer ce poids comme une fonction phénoménologique

89 90

BERTOUD, loc. cit., p. 199. CAMPBELL, loc. cit., p. 75.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 117

au même titre que les autres propriétés. On ne supprime pas le pro- blème en disant qu’on a affaire à une simple moyenne, car cette conclusion détermine tout de suite une nouvelle question. En effet, dès qu’on a fait la preuve que l’élément chimique est un mélange sans loi d’isotopes, on se voit obligé de supposer a priori que toutes les pro- priétés atomiques sont des propriétés moyennes. Or, nous avons déga- gé une allure périodique incontestable pour de nombreuses propriétés des diverses substances. Si quelques propriétés font alors exception à cette allure périodique, elles nous mettront pour le moins en face d’une anomalie qu’il faudra expliquer.

C’est précisément ce qui arrive pour le poids atomique. Ce poids varie d’une manière très compliquée quand on l’étudie en fonction du nombre atomique. Cette complication est d’ailleurs d’autant plus diffi- cile à analyser qu’elle joue en réalité sur une échelle assez petite. Là, comme ailleurs « l’à peu près » est réfractaire à une coordination ra- tionnelle et claire. De toute manière, en restant dans les grandes lignes le poids atomique [152] nous donne l’exemple d’une propriété gros- sièrement monotone qui contraste crûment avec l’allure périodique des propriétés physiques des mêmes éléments. Il y a là des allures si diverses qu’elles doivent nous suggérer l’idée de deux ordres de pro- priétés d’origines très différentes. Comment rendre compte de cette dualité dans l’aspect de la phénoménologie chimique ? Comme nous le verrons par la suite, on devra considérer deux régions dans l’atome : une partie centrale et une partie périphérique. Nous serons alors ame- nés à cette conclusion que la périodicité, si nettement évidente dans les phénomènes physiques, est une fonction de la périphérie, tandis que le poids atomique est une fonction de la région centrale. Sans doute, jusqu’ici, les termes de périphérie et de centre sont entièrement métaphoriques. Mais ils sont déjà, croyons-nous, comme imposés par un examen attentif de la phénoménologie. Cette phénoménologie se développe en effet sur deux plans qui se manifestent indépendamment l’un de l’autre. D’ailleurs un de ces plans doit se trouver, en quelque manière, plus loin de nous puisque notre action y est impuissante, alors que les chimistes ont établi des expériences qui travaillent sur les parties périphériques de l’atome. Cependant l’étude chimique est in- suffisante pour éclairer et préciser cette stratification phénoménolo- gique. Il faudra d’autres expériences et d’autres théories, que nous se-

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rons amenés à évoquer dans le chapitre suivant, pour montrer jusqu’à quel point la métaphore traduit la réalité.

Après tant de confirmations, par le fait même qu’il a subsisté bien qu’on ait touché jusqu’au principe initial [153] qui d’abord l’avait constitué, le tableau de Mendéléeff apparaît donc avec un sens profon- dément unitaire. C’est le schéma de l’ordre naturel, c’est le résumé de toutes les expériences qui peuvent éclairer une évolution des sub- stances.

Il est à penser qu’on se réfèrera longtemps au tableau de Mendé- léeff. Nous le reproduisons sous la forme la plus communément adop- tée actuellement, tel qu’il figure dans le livre de M. Haas 91.

91

HAAS, Quanta et Chimie, trad., 1931, p. 4.

[154]

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 119

LE système périodique des éléments

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

2

1H

2 He

2

3 Li

4 G1

5B

6C

7N

😯

9F

10 No

3

11 Na

12 Mg

13 A1

14 Si

15 P

16 S

17 C1

18 Ar

4

19 K
29 CU

20 Ca
30 Zn

21 SC 31 GA

22 Ti
32 Ga

23 V
33 As

24 Cr
34 Se

25 Mn 35 Br

26 Fe 27 Co 28 Ni
36 Kr

5

37 Rb 47 Ag

38 Sr
48 Cd

39Y
49 In

40 Zr
50 Sn

41 Nb 51 Sb

42 Mo 52 Te

43 Ms 53 I

44 Ru 45 Rh 46 Pd
54 X

6

55 Ca
79 Au

56 Ba
80 Hg

57-71 terre rares

81 T1

72 Hf
82 Pb

73 Ta
83 Bi

74 W
84 Po

75 Re
85

76 Os 77 Ir 78 Pt
85 Em

7

87

88 Ra

89 Ac

90 Th

91 Pa

92 U

[155]

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 120

Le pluralisme cohérent de la chimie moderne.

LIVRE II

Chapitre X

LE CARACTÈRE ÉLECTRIQUE DES ATOMES

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Une des objections les plus communes que rencontre tout effort d’harmonie c’est qu’il se dépense dans l’organisation de généralités naturellement abstraites et qu’il est par là solidaire de tout un système philosophique et même des conceptions spéciales d’un temps. Autant dire qu’on ne trouve de l’harmonie dans les choses qu’en fonction d’une harmonie préétablie dans les hypothèses ou même dans les ha- bitudes de l’esprit. Mais vient toujours un temps où l’expérience dé- compose le général et décèle, dans le phénomène global, des occa- sions de diversification. L’esquisse péniblement tracée finit par perdre son sens et sa valeur sous la surcharge d’un empirisme plus exigeant ; la décoordination entre l’idéal et l’expérience, entre le général et le détail devient définitive. C’est un fait épistémologique très curieux qu’on n’arrive pas à organiser ensemble deux approximations d’ordres nettement différents encore que ces approximations étudient le même phénomène.

Ainsi, dans le problème qui nous occupe, c’est l’expérience de deuxième approximation qui vint rompre l’harmonie qui liait déjà les qualités générales des substances. Guidés par les travaux sur la pério- dicité et sur [156] l’isotopie, nous pouvions espérer construire claire- ment tout le système des substances chimiques avec une seule et

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même substance-unité, l’atome d’hydrogène. Mais si cet atome, dans une étude plus fine, se révèle à son tour complexe ou même simple- ment différencié, comme ce sera le cas dans les phénomènes d’ionisa- tion, l’harmonie de la matière perd en quelque sorte sa racine initiale. Elle cesse d’être réelle pour devenir un jeu de moyennes, une organi- sation plus ou moins arbitraire d’expériences et de points de vue.

Précisément en prouvant, grâce aux phénomènes électriques, la complexité électrique de l’atome d’hydrogène et de tous les autres atomes, la science contemporaine a posé le problème de l’unité de la matière sous une forme entièrement nouvelle. Non seulement le ni- veau initial de la composition perd sa simplicité, mais les règles de la composition ne peuvent plus être prises comme indépendantes des éléments qu’elles agglomèrent ; autrement dit, il apparaît que l’atome d’hydrogène ne saurait même pas être pris comme un intermédiaire suffisamment explicatif. Le motif de l’explication s’est déplacé ; de nouveaux problèmes surgissent. C’est toute la synthèse qui est remise en question.

C’est aussi tout le problème de la structure qui doit être repris sur un autre plan et d’un point de vue plus réaliste. Certes, avant la décou- verte de l’électron on avait pu imaginer une complexité interne de l’atome, mais c’était là précisément une œuvre tout imaginative, tout esthétique. Comme le dit M. Campbell 92 : « il [157] n’y avait aucune preuve directe que l’atome eût une structure ; il n’existait aucune ex- périence dont l’application eût besoin de l’hypothèse qu’un atome est divisible en plusieurs parties ». Il n’y a pas là une remarque simple- ment historique, mais dans l’esprit de M. Campbell cette découverte engage toute une épistémologie nouvelle, elle convertit une vague spéculation en une théorie de valeur scientifique et de prévision expé- rimentale.

La finesse de la détection électrique dans les recherches modernes, nous fait comprendre qu’avec l’électricité on pénètre dans un ordre d’approximation qui n’a rien de commun avec les mesures propre- ment chimiques. On ne doit pas oublier en effet que la Chimie, dès qu’elle a atteint les âges scientifiques, s’est bornée à établir des lois de proportions et qu’elle n’a plus dès lors considéré que des types, non

92

CAMPBELL, loc. cit., p. 1.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 122

pas des objets. La chimie électrique est un retour vers la recherche d’un véritable objet qu’on réussira à saisir électriquement.

Rien ne prouve mieux la rupture de deux expérimentations que la différence dans l’ordre de la précision. Comme le remarque Thomp- son93 :«Lesprogrèsaccomplisenconsidérantl’atomeélectrisé…sont dus à ce fait qu’un atome non électrisé se joue si bien de nous que, tant que le nombre des atomes ne dépasse pas un million de millions, nous n’avons aucun moyen assez sensible pour constater leur pré- sence ; en d’autres termes, si nous n’avions pas, pour reconnaître l’homme, de meilleur réactif que pour reconnaître la molécule non électrisée, nous ne pourrions pas ne pas trouver que la Terre est [158] inhabitée. L’atome ou la molécule électrisée, par contre, est beaucoup moins discrète, à telle enseigne qu’il a été possible, dans quelques cas, de déceler la présence d’un seul atome électrisé ; un billion d’atomes non électrisés peut échapper à notre observation, tandis qu’une dou- zaine d’atomes électrisés se perçoivent sans difficulté.

Il ne s’agit pas encore d’une décomposition des atomes eux-mêmes mais seulement d’une analyse dont le résulta est entièrement de carac- tère chimique bien qu’on opère par voie électrique. C’est un trait bien marqué de la Chimie contemporaine qu’elle considère de plus en plus les cathions et les anions comme les éléments véritablement explica- tifs des réactions chimiques. Qu’on lise un livre d’enseignement, comme celui de M. Boll par exemple, et l’on sera frappé de la nou- veauté et de la simplicité que les considérations électriques apportent à la coordination des expériences chimiques. C’est l’électricité qui ex- plique le mieux théoriquement le phénomène chimique essentiel et c’est l’électricité qui donne, du point de vue expérimental, le critérium de pureté le plus sensible pour 1es substances chimiques.

Quelle est donc au juste la portée phénoménologique du caractère électrique ? Ce caractère tient-il dans le même rapport d’attribut à substance que les autres caractères généraux, comme la masse, la fusi- bilité… considérés aux premiers âges de la Physique scientifique ? Ja- dis on cherchait systématiquement, dans tous les domaines, une sub- stance particulière, susceptible de porter partout et toujours sa qualité caractéristique ; par exemple, on prenait l’électricité comme un fluide qui s’ajouterait du dehors à un corps inerte pour lui [159] donner un

93

J. J. THOMPSON, La théorie atomique, trad. Moureu, 1919, p.10

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ensemble de propriétés nouvelles, de la même manière qu’on ajoute un attribut à un sujet pour donner à ce sujet un sens nouveau. Au contraire, dans la Physique moderne, l’atome électrisé représente, non pas un élément enrichi qui aurait reçu du dehors un caractère nouveau, mais un élément déséquilibré, mutilé, simplifié. Cet élément a bien pris une fonction supplémentaire et surtout une sensibilité de détection toute nouvelle, mais c’est seulement quand il est en quelque manière troublé ; complet et normal il serait à jamais isolé et inactif. Il apparaît réel quand une expérience plus ou moins factice vient le préparer à agir sur un autre atome.

L’expérience électrique est si précise qu’on peut parler d’une expé- rience au niveau d’un atome particulier. Tant qu’on opérait au sein des dissolutions, on n’avait pas le moyen d’utiliser la sensibilité de la dé- tection électrique dans toute sa finesse. Le milieu, par son action chi- mique et par son action physique, ne permettait d’isoler ni le caractère électrique fondamental qui restait impliqué dans des actions chi- miques secondaires, ni le caractère individuel de l’atome puisqu’on ne savait former et mobiliser que d’immenses colonies d’atomes. Il fallait trouver des milieux, des méthodes, des appareils appropriés aux re- cherches atomiques et sub-atomiques.

Le milieu qui devait sembler d’abord le plus propre à faciliter ces recherches était évidemment l’état extrêmement raréfié qu’on obtenait dans les tubes à vide. On sait que Crookes, proposant un nom nouveau pour une chose en somme nouvelle, distinguait, à côté des trois états de la matière, un quatrième état : l’état radiant. C’est en étudiant cet état radiant qu’on devait trouver les phénomènes fondamentaux de la physique [160] atomique, le principe même de l’explication univer- selle et harmonique de la matière.

Comment une expérience aussi spéciale peut-elle atteindre une telle valeur compréhensive et extensive, c’est ce que nous voudrions maintenant indiquer.

Dès le début, on se rendit compte qu’au moins par un certain côté l’état radiant se plaçait sous les lois des phénomènes de la physique usuelle. On fit la preuve que c’était, malgré ses propriétés très particu- lières, un état matériel et non pas un rayonnement d’énergie sans sup- port. On fit même une étude entièrement balistique qui donna des in-

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dications précises sur la nature et la vitesse des particules matérielles qui produisent les phénomènes.

Mais, dans ces expériences balistiques, on avait encore affaire à un nombre énorme d’atomes. Ce fut l’étude de la conductibilité élec- trique des gaz qui mit en présence d’un phénomène susceptible d’une analyse plus complète : on parvint à démontrer que cette conductibili- té n’était pas le simple attribut d’une matière prise dans son homogé- néité, mais qu’elle prenait sa racine dans des éléments isolés. Certes, la Physique moderne a donné bien des exemples d’un passage du continu au discontinu, mais aucun peut-être n’a relié des idées plus lointaines. On assiste là à une espèce de décomposition de la phéno- ménologie où les rapports de substance à attribut sont complètement perturbés, par le fait seul qu’ils sont finalement posés à des niveaux extrêmement différents du niveau initial. Essayons de marquer cette décomposition.

Guidé par l’expérience d’ensemble telle que la suggère la phéno- ménologie de premier aspect, on admet assez [161] facilement que la conductibilité électrique soit attribuée aux gaz comme aux dissolu- tions. D’abord, l’expérience nous montre que tous les corps chargés perdent peu à peu leur électricité, du fait de l’air ambiant. D’ailleurs pour résumer cette expérience, on possède un concept qui a fait ses preuves dans les occasions les plus variées, c’est celui de la conducti- bilité. Il suffit donc d’écrire que les gaz sont légèrement conductibles pour comprendre le phénomène de la déperdition.

Mais, entre bien d’autres, une expérience précise et simple, vint bouleverser ces conclusions. Si l’on filtre le gaz conducteur à travers un tampon de coton de verre, il perd immédiatement sa conductibilité. Ainsi une opération purement mécanique, qui respecte naturelle ment toutes les qualités du gaz, qui laisse indemnes toutes ses propriétés chimiques, retranche cependant un attribut. C’est qu’au fond, comme nous avons eu l’occasion de l’expliquer ailleurs, la conductibilité n’est pas un concept clair et immédiat, c’est une notion qui réclamerait une construction à partir d’autres concepts expérimentaux plus précis. C’est ce que Poisson avait bien compris à l’égard de la conductibilité calorifique quand il en avait fait une notion dérivée. Ici, l’expérience de filtrage prouve qu’on avait postulé une généralité qualitative qui ne correspondait pas à la réalité. On en vient donc à soupçonner l’hétéro- généité électrique d’un gaz conducteur.

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L’expérience où la conductibilité est retranchée devait naturelle- ment faciliter l’étude des cas où elle prend naissance. Mais avant même l’expérience du filtrage, on avait remarqué que les rayons X et le radium déchargeaient un électroscope ; autrement dit, [162] sous ces deux influences, on pouvait penser que l’air contenu dans cet ap- pareil était devenu bon conducteur de l’électricité. On fit la preuve que les rayons X n’apportaient pas du dehors les éléments susceptibles d’expliquer la conduction, mais que ces éléments étaient produits à l’intérieur du gaz lui-même par l’effet de la radiation.

Ce fut là un progrès qui, comme le dit M. Millikan, fut d’une im- portance fondamentale 94. En effet « jus que là, le seul mode d’ionisa- tion connu était celui que l’on pouvait observer en solution et, dans ce cas, il s’agit toujours d’une molécule complexe, comme le chlorure de sodium (NaCl), par exemple, qui se sépare spontanément en deux ions, un ion sodium chargé positivement, et un ion chlore chargé né- gativement. L’ionisation produite dans les gaz par les rayons X était d’une espèce toute différente, puisqu’on pouvait l’observer dans des gaz comme l’azote et l’oxygène, voire même dans les gaz mono-ato- miques, comme l’argon et l’hélium. Il apparut clairement, alors, que les constituants d’un atome neutre, même celui d’une substance mo- no-atomique devaient être de minuscules charges électriques. Nous avions ainsi la première preuve directe : 1° de la structure complexe de l’atome et 2° du fait que des charges électriques entrent dans sa constitution. Cette découverte dérivée directement de l’emploi d’un agent nouveau, les rayons X, discréditait à jamais la théorie de l’insé- cabilité de l’atome et inaugurait l’ère de l’étude des constituants de l’atome ».

[163]

Ayant brisé l’atome, on en étudia les parties. En employant tou- jours la même méthode de la déviation par un ensemble de champs électrique et magnétique, J. J. Thompson trouva dès 1897 que la parti- cule négative, isolée dans les actions des rayons X, avait une masse plus de mille fois plus petite que celle de l’atome d’hydrogène. C’était la première détermination expérimentale de l’électron. Mais cette dé- termination se présentait encore comme impliquée dans une phénomé- nologie générale, puisqu’on était obligé d’opérer sur un flux d’élec-

94

MILLIKAN, L’électron, trad., p. 48.

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trons. On pouvait donc encore craindre de n’atteindre dans cette expé- rience qu’une propriété de groupe, qu’une simple moyenne.

Le progrès consista, une fois de plus, dans la recherche de l’expé- rience individualisatrice : on part toujours d’une phénoménologie d’ensemble et l’on cherche à en extraire une expérience plus particu- lière, qui s’adresse si possible à un cas nettement individuel. Cette tendance apparaît très clairement quand on examine par exemple les rapports de l’expérience de Townsend à celle de Millikan sur la condensation d’une vapeur saturée autour de centres électriques. On sait, en effet, que les électrons servent de noyaux à cette condensation et que la goutte de liquide constituée traduit à nos yeux la présence d’un électron. Townsend opère sur un brouillard formé d’innom- brables gouttelettes condensées chacune autour d’un électron ; de la vitesse de chute de ce brouillard, il tire différentes caractéristiques sur les électrons. Millikan réussit à isoler dans le champ du microscope une seule de ces gouttelettes, puis, contrariant plus ou moins par un champ électrique l’action de la pesanteur, il diversifie les mesures qui lui livrent, avec une grande [164] sécurité, tous les caractères maté- riels et électriques de l’électron. Etonnante méthode où l’on tient vrai- ment un atome d’électricité, un seul atome choisi entre tous ! Cet atome est sous la dépendance complète de l’expérimentateur, on l’élève ou on l’abaisse, on ralentit son mouvement ou on l’accélère, on l’immobilise tout le temps qu’on le désire. Certes, Millikan, qui a tant fait pour nous montrer la trace la plus physique, la plus prochaine de l’atome électrique, sait mieux que personne qu’on ne pourra jamais voir un atome et a fortiori une partie de l’atome, puisque la contexture de l’œil implique une grossièreté inéluctable de sa fonction. Mais du moins, dans cette expérience où le Physicien joue avec l’électron comme avec une balle, on se convainc que c’est un minimum de théo- rie qui reste, si l’on peut s’exprimer ainsi, adhérent à la réalité : il suf- fit de supposer le principe de la condensation de la vapeur autour d’un germe électrique et la goutte liquide ainsi produite devient le plus proche indice du phénomène invisible. D’ailleurs le côté électrique des expériences montre à l’évidence que ce germe est toujours consti- tué par une même charge.

Dans cette expérience, cause et effet sont saisis dans des individus bien séparés, autrement dit la causalité de l’électron va, non pas d’in- dividu à foule, mais d’objet à objet, correspondance particulièrement

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claire puisque l’objet-effet affleure dans le monde des objets com- muns. L’affirmation réaliste de la charge électrique élémentaire s’en trouve accentuée. On peut vérifier en examinant une à une des goutte- lettes en quantité indéfinie qu’on est en face d’une constante naturelle. Si, par la suite, on construit une moyenne pour essayer de compenser [165] les erreurs purement expérimentales, on est du moins en état de vérifier l’aberration des nombres autour d’un fait unique bien détermi- né par l’expérience.

D’une façon générale, si une telle vérification n’est pas possible, la moyenne n’est qu’une idée et c’est rarement une idée claire ; elle ne saurait être l’origine d’une étude en compréhension puisqu’elle repose uniquement sur une extension d’ailleurs plus ou moins nettement défi- nie. Aussi, quand on compare des moyennes, on ne sait pas très préci- sément ce que l’on compare ; on n’est jamais sûr en particulier que l’harmonie décelée à partir des moyennes ait une racine dans la réali- té.

Par contre, quelle assurance nouvelle va nous donner, pour la coor- dination du réel, la certitude de manier vraiment l’individu électrique ! Cette fois, la comparaison, ce sera bien une méthode d’élimination correcte, car cette élimination pivote sur un axe bien fixe et précis. C’est ce que M. Millikan n’oublie pas de mettre en valeur 95. « En ef- fectuant, en effet, deux mesures de vitesse sur la même goutte, l’une avant qu’elle ait capté un ion, l’autre après cette capture, il m’était évidemment possible d’éliminer entièrement les propriétés de la goutte et celles du milieu et d’opérer sur une quantité directement pro- portionnelle à la charge de l’ion capturé lui-même. » L’électron se ma- nifeste toujours par une même charge, par une même masse, double racine de sa constance. Il n’y a vraiment qu’un type d’électron ; les différents électrons que nous rencontrerons dans l’atome ne varient que par leur place et [166] leur mouvement, c’est-à-dire par des carac- tères extrinsèques et il est extrêmement remarquable que ces deux ca- ractères soient frappés de relativité essentielle.

On pensera peut-être que les qualités électroniques ne sont si bien définies, si nettement isolées qu’en raison du caractère tout spécial des rayons X qui produisent l’ionisation ; autrement dit, il peut sembler que la netteté de la compréhension du concept d’électron soit due à

95

MILLIKAN, loc. cit., trad., p. 95.

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l’extension très limitée des expériences qui conduisent à le postuler. J. J. Thompson répond à l’objection en indiquant l’extension expérimen- tale que prit bientôt la notion d’électron au-delà de son domaine d’ori- gine 96. « Comme i l arrive souvent en pareil cas, quand une fois (les électrons) furent mis au jour, on s’aperçut que les circonstances où l’on pouvait les rencontrer sont courantes, et on les a trouvés, en fait, dans une foule de phénomènes qui nous sont familiers. On les a mis en évidence, par exemple, autour d’un morceau de métal chauffé au rouge ; i l s’en échappe en abondance du filament d’une lampe élec- trique ; ils se dégagent des métaux, chauds ou froids, sur lesquels se réfléchit la lumière ultraviolette ; ils sont émis spontanément par les substances radioactives ; et Haber a décrit des expériences qui in- diquent qu’ils sont mis en liberté au cours de certaines réactions chi- miques. »

Le problème philosophique central de l’atomisme se pose donc ici avec une grande netteté, car il est vraiment remarquable que des pro- cessus si nombreux, agissant sur des substances si diverses arrivent à isoler un élément [167] unique qui se présente dépourvu de toute spé- cificité chimique. Certes, il reste encore dans l’atome chimique, quand il a perdu un ou plusieurs électrons un noyau positif auquel on pour- rait peut-être attribuer les raisons de la diversité chimique des sub- stances. Nous verrons que ce n’est pas le cas, mais dès maintenant, il apparaît comme clair que l’analyse électronique extrait l’identique du divers, le général du particulier. Le long de cette analyse, on voit se dissoudre les différentes propriétés de la phénoménologie chimique, au fur et à mesure qu’apparaissent et croissent les caractères élec- triques. On peut dire qu’on assiste à une stratification du phénomène dont les plans d’apparence sont ainsi clairement séparés. Au-dessous du jeu des qualités multiples et mêlées qui constituent notre phéno- mène immédiat et que touche encore le phénomène de la science chi- mique usuelle, on décèle dans les expériences de chimie électrique une qualité profonde. Cette qualité se révèle d’une totale uniformité, elle est propre à constituer un phénomène en quelque sorte instrumen- tal et schématique éminemment pénétrable à la raison.

Au surplus, du fait même que l’électron est expérimentalement identique à lui-même, on peut dire qu’il est l’unité de la matière dans les deux sens du terme : en premier lieu, toute expérience de diversifi-

96

J. J. THOMPSON, loc. cit., p. 14.

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cation s’arrête devant l’électron comme devant un seuil unique ; en deuxième lieu, puisqu’on n’arrive pas à différencier les électrons, ils sont susceptibles de jouer le rôle d’une véritable unité arithmétique. En d’autres termes, l’électron est une unité concrète si parfaite, qu’il est éminemment propre à servir d’unité abstraite sans qu’on risque ce- pendant de perdre, par une abstraction plus [168] ou moins régulière, au début même de la recherche, un caractère du réel. De toute évi- dence, la diversité n’a pas sa racine au delà de l’électron, mais elle la trouve en deçà, dans une fonction du mouvement et de l’arrangement des électrons. Quant à l’électron lui-même, outre sa charge et sa masse, d’ailleurs semblables pour tous les électrons, il n’a vraiment pas d’individualité. Ainsi quand on viendra à lui attribuer une rotation autour d’un de ses axes, cette rotation sera vraiment unique, tous les électrons auront, au sens près, le même « spin », le même moment de rotation.

Ce caractère de pauvreté qualitative, cette identité parfaite des di- vers électrons, cette faiblesse de l’action individualisante, voilà peut- être autant d’éléments susceptibles de troubler, en fin de conquête, l’assurance réaliste d’une philosophie qui s’appuierait sur les décou- vertes électroniques. En effet, avec l’électron, l’explication scienti- fique a pour ainsi dire dépassé le réalisme, en ce sens qu’elle a assimi- lé le réel au rationnel. Par essence, le réalisme philosophique nie la ra- tionalité de son objet. Et voici une science qui géométrise l’objet, qui le traite comme élément toujours et partout identique, parfait comme une abstraction. Elle le reprend de prime abord, comme une pièce d’une construction idéale ; cet objet, ce ne sera bientôt plus que le point d’une épure.

On peut d’ailleurs se rendre compte que le postulat métaphysique qui relie d’habitude la substance à l’attribut perd son sens en ce qui concerne l’électron. En effet, nous ne pouvons plus désormais nous contenter d’expliquer la qualité en la transportant toute faite sur l’élé- ment qui sert à la composition, puisqu’on a fait [169] la preuve posi- tive que l’élément n’a que faire de cette qualité phénoménale. C’est en cela que la science contemporaine prend une direction entièrement nouvelle : elle démontre, en quelque sorte, le caractère essentielle- ment, secondaire et dérivé des qualités chimiques. Il est même insuffi- sant de dire que les théories électroniques de la matière réduisent toutes les qualités à la qualité électrique, car l’électron réclame,

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comme nous l’indiquerons, une doctrine électrique vraiment particu- lière, en rupture avec les lois usuelles de l’électricité massive. Et cela, en deux sens : ou bien l’on restera dans un modèle statique et il faudra changer la loi de force des attractions électriques ou bien l’on accepte- ra les modèles cinétiques et i l faudra postuler, contre l’expérience usuelle, des orbites sans rayonnement. Il faut donc bien avouer qu’il s’agit, dans les problèmes de l’électron, d’une autre électricité que l’électricité de Coulomb, d’Ampère et de Faraday. La qualité élec- trique qui affleure dans la phénoménologie usuelle réclame donc au fond, comme les autres qualités, une véritable construction à partir des déterminations électroniques.

Notre tâche s’est donc entièrement transformée. Jusqu’ici c’était la recherche de l’identique dans le divers que nous nous efforcions de dégager. Nous devons maintenant tenter d’expliquer comment la di- versité peut naître à partir d’éléments identiques.

D’où provient la fécondité de l’organisation électronique ? Pour or- ganiser des éléments sans caractères distinctifs, on ne peut guère avoir recours qu’au nombre, à l’espace ou au mouvement. Mais, à lui seul, le nombre est manifestement insuffisant, car l’électron n’est pas [170] un élément dépourvu de propriétés spatiales. Il agit à distance sur l’électron voisin ; il est donc, par nature, engagé dans une géométrisa- tion du réel. Dès le début, on se trouve ainsi en face d’une double voie : on peut tenter de fonder une organisation spatiale et on arrive à des types essentiellement géométriques — on peut aussi s’appuyer sur des caractères mécaniques et on arrive alors à des types cinétiques. Enfin un effort de synthèse essaiera de fondre les deux représentations géométriques et mécaniques ; on aboutira dans ce cas à des types quantiques qui sont ainsi les modèles où se prépare l’harmonie la plus compréhensive.

Nous nous proposons d’étudier, en nous bornant bien entendu aux principes essentiels, cette tâche d’harmonie progressive. Nous devons donc rappeler pour cela les modèles les plus célèbres dans l’ordre spa- tial, dans l’ordre cinétique, dans l’ordre quantique.

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Mais une observation préalable doit être présentée : en effet, on est de prime abord frappé par le fait qu’à partir de la plupart de ces mo- dèles, on n’arrive pas à rejoindre logiquement les lois de la phénomé- nologie ; autrement dit, on accepte délibérément que l’infiniment petit ait des lois qui diffèrent des lois du phénomène à notre niveau. Cela ne va pas sans soulever les scrupules des savants de laboratoire. M. Urbain fait à plusieurs reprises des réserves expresses. « Il n’est pas moins vrai, dit-il 97, que les théories physiques, avec de telles hypo- thèses, s’engagent dans une voie nouvelle, car antérieurement les mo- dèles étaient astreints à obéir [171] strictement aux lois du monde sen- sible. Mais alors que les hypothèses les plus contraires aux lois natu- relles peuvent être désormais admises, i l devient évident qu’elles cessent d’être des explications clairement compréhensibles. Il s’agit moins, semble-t-il, de déterminer les lois du monde que l’expérience met directement à notre portée, lois que A. Comte appelait les lois po- sitives, que de deviner celles plus ou moins probables qui sont appli- cables au monde caché. » Toute une philosophie de l’empirisme est implicite dans ce jugement de M. Ur bain et avant de dégager cette philosophie avec sécurité, il faudrait avoir répondu à bien des ques- tions qui sont autant d’objections : Par exemple, va-t-il vraiment de soi que notre intelligence doive partir de l’expérience usuelle pour comprendre toute l’expérience ? Les lois naturelles sont-elles aussi ca- tégoriques que le veut M. Urbain ; commandent-elles à tous les ni- veaux ; ne sont-elles pas des résultantes, des moyennes, des simplifi- cations ? Ne rentrent-elles pas, au même titre que les explications ato- miques, dans un corps d’hypothèses, sans doute d’autant plus facile- ment admises qu’elles sont plus familières, mais dont la nécessité ne se fonde pas a priori ? C’est ce que notre développement essaiera d’éclaircir en insistant, à propos de tous les modèles examinés, à la fois sur l’effort de conciliation et sur la nécessité qui conduit cette conciliation.

Prenons d’abord l’atome statique de J. J. Thompson et essayons de montrer les difficultés que ce modèle soulève. Avant tout, on reconnait

97

URBAIN, Les notions fondamentales d’éléments chimique et d’atome, p. 115.

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que dans un tel atome doivent se trouver en présence d’une part des corpuscules chargés d’électricité positive, et, d’autre part, [172] des corpuscules chargés d’électricité négative. Or on sait, depuis Cou- lomb, que des charges de noms contraires s’attirent en raison inverse du carré de la distance. Aux distances inter-atomiques qui sont très pe- tites, la force d’attraction doit être énorme. Les charges doivent donc venir au contact et peut-être se perdre à jamais l’une dans l’autre en une neutralisation définitive. Ainsi d’une part on est amené à accepter la coexistence de corpuscules chargés en sens inverse et d’autre part, on ne voit pas comment cette coexistence serait autre chose qu’une coïncidence, comment aussi ce contact intime pourrait jamais être rompu puisqu’une séparation des corpuscules réclamerait une force infinie. On saisit bien, en rapprochant les deux aspects de l’hypothèse, une contradiction insupportable.

Mais, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que nos deux pré- misses expérimentales n’ont pas été vérifiées dans un même plan. Elles ne relèvent pas du même ordre expérimental. En effet, la loi de Coulomb n’a fait l’objet que de vérifications macroscopiques et, au contraire, la coexistence dans le noyau atomique des corpuscules char- gés d’électricités opposées est un fait d’ordre pour ainsi dire infinitési- mal. Cette simple remarque tend déjà à émousser la contradiction. II faut cependant qu’on rétablisse entièrement, au prix de certaines com- promissions, la convergence des hypothèses. De quel côté doit-on faire un sacrifice ?

C’est peut-être un des traits les plus caractéristiques de la Physique nouvelle qu’elle abandonne presque systématiquement tout ce que l’expérience usuelle vérifie pour suivre les inspirations prises dans l’ordre infinitésimal. C’est dans cet esprit que J. J. Thompson [173] modifie délibérément la loi de Coulomb lorsqu’il s’agit de l’action mutuelle d’un électron et du noyau positif : il ajoute, à la force attrac- tive de Coulomb, une force répulsive. La première continue à agir en raison inverse du carré de la distance, la deuxième se développe en raison inverse du cube de la distance. Par ce jeu algébrique, renouvelé de Boscovich, aux grandes distances, il ne subsiste guère que l’attrac- tion et les expériences de Coulomb restent sauves ; aux petites dis- tances, c’est la répulsion qui prédomine et qui interdit le contact des corpuscules. La zone de passage est déterminée par un coefficient nu-

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mérique qui se présente ainsi comme la trace ultime du caractère em- pirique de notre construction.

Sans doute, cet artifice algébrique peut paraître bien rapide. Rien ne s’opposerait à ce qu’on essayât d’autres lois. Avec d’autres puis- sances de la distance, on pourrait peut-être se rendre compte du véri- table ordre infinitésimal de la réversion causale et fixer plus précisé- ment l’endroit où l’attraction se transforme en répulsion. Mais l’ébauche de J. J. Thompson ne réclame pas une telle précision, elle ne tend qu’à répondre à l’objection que rencontrait de prime abord un modèle statique. D’ailleurs l’adjonction d’une loi supplémentaire à la loi de Coulomb semble, en tout état de cause, indispensable. « Il est, dit J. J. Thompson 98, nécessaire d’introduire une loi physique nouvelle quelconque, dans laquelle intervient directement ou indirectement une longueur de cet ordre (10–8 centimètres) pour établir n’importe quelle théorie de la structure de l’atome. Nous [174] ne pourrions en édifier aucune si tout ce que nous savons de l’action des charges électriques se bornait à connaître qu’elles se repoussent ou s’attirent en raison in- verse du carré de la distance. Cette hypothèse ne met en effet à notre disposition que deux quantités, la masse de l’électron et sa charge et ne nous fournit pas les trois unités d’espace, masse et temps néces- saires pour une théorie physique quelconque. » Cette remarque mérite la grande attention du philosophe puisqu’elle touche aux conditions nécessaires et suffisantes de la doctrine des atomes. Il en résulte qu’une base purement newtonienne doit paraître trop étroite si elle prétend fournir une fois pour toutes une règle pour les atomes des dif- férents types. En fait, J. J. Thompson introduit une constante spéciale à chaque type. Il accepte ainsi un élément empirique dans le principe même de la construction. C’est à de tels instants de l’évolution scienti- fique qu’on sent le mieux le besoin d’une conciliation harmonique. L’empirisme dispersé tel qu’il résulte d’une supposition valable seule- ment pour chaque type manque de cohérence rationnelle. A partir des modèles d’atomes de J. J. Thompson, i l faudra en venir à lier les constantes spéciales à chaque type dans une loi générale pour avoir vraiment une explication harmonique.

Mais il n’est pas temps encore d’approfondir cet aspect philoso- phique du problème. Nous n’avons ici qu’à marquer le point précis où

98

J. J. THOMPSON, L’électron en chimie, trad., p. 5.

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le philosophe devra attacher son attention pour saisir à son début le processus d’élimination de l’empirisme.

La ligne d’évolution de la pensée de J. J. Thompson, conduit d’ailleurs tout naturellement à envisager des [175] atomes à un nombre croissant d’électrons. Mais en considérant des atomes à un nombre de plus en plus grand d’électrons, dans les hypothèses de J. J. Thompson, on arrive à un moment où l’on ne peut plus disposer tous les électrons aux sommets d’un polyèdre. On démontre en effet qu’en admettant la loi de force rappelée ci-dessus, on peut placer jusqu’à huit électrons symétriquement et à la même distance du centre. Mais lorsque leur nombre dépasse huit, un arrangement à une distance uni- forme n’est possible que si l’on sacrifie ou bien la loi de la puissance inverse du cube, ou bien l’égalité de charge du noyau positif et de la somme des électricités négatives des électrons. Autrement dit, pour maintenir 9 électrons de charge individuelle e, il faudrait, dans l’hypo- thèse de la répulsion en raison inverse du cube de la distance, une charge positive plus grande que 9 x e. Mais alors l’atome ne serait plus électriquement neutre dans son état normal. Ainsi les conditions électriques viennent compliquer subitement les caractères géomé- triques de la construction. On concilie le tout en envisageant, à partir du neuvième électron, une ceinture nouvelle d’électrons placés à une distance plus grande. Cette deuxième ceinture se développera suivant les mêmes règles que la première et ce développement aura lieu jus- qu’au seizième électron inclus, au delà duquel on se retrouvera en face du même problème. Avec le dix-septième commencera donc nécessai- rement une troisième ceinture. Il est très remarquable que la construc- tion se poursuive, à certains égards, par voie de nécessité.

Si maintenant on admet que les propriétés chimiques dépendent de la couche externe de l’atome, on s’explique [176] la périodicité de ces propriétés sur le rythme de huit éléments. C’est là une conclusion que nous trouverons dans d’autres doctrines. Mais on voit ici combien elle est cohérente avec les principes mêmes de la construction. On peut dire que la déduction de J. J. Thompson détermine pour la première fois une racine mathématique de la loi de Mendéléeff.

À vrai dire, l’impossibilité de grouper dans un même atome neutre un nombre d’électrons plus grand que huit à la même distance du

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noyau ne conduit pas à un modèle absolument déterminé. « Il y a en général 99 plus d’une façon de disposer les électrons en équilibre stable, bien que l’un des arrangements particuliers puisse présenter le minimum absolu d’énergie potentielle ; le calcul montre toutefois que dans certains cas la différence d’énergie potentielle entre une configu- ration et certaines autres est excessivement faible et que des causes extérieures peuvent faire pencher la balance en faveur de l’une ou de l’autre. Si ces configurations ont des nombres d’électrons différents dans leur couche externe, il y correspondra des formes ayant des va- lences différentes et nous pourrons ainsi chercher dans cette direction une explication des valences variables présentées par quelques élé- ments. » Les conditions de stabilité, dès que cette stabilité a des élé- ments multiples, sont parmi les plus difficiles à approfondir. D’une manière générale, i l semble que dans le problème de la stabilité convergent des conditions nécessaires et des conditions suffisantes ; c’est peut-être par ce biais qu’on aura une aorte de mesure de la possi- bilité des phénomènes. Quoi [177] qu’il en soit de cet aspect philoso- phique de la question, on voit que, sur le problème qui nous occupe, l’hypothèse de J. J. Thompson, tout en se développant sur des lignes de déduction où la nécessité est très claire, laisse subsister une sou- plesse suffisante pour faire face à la diversité qui subsiste dans la clas- sification par valences.

Alors que d’autres modèles cherchent leur consécration dans le do- maine des spectres lumineux et sont amenés à mettre l’accent sur le caractère interne et individuel de l’atome, la valeur d’harmonie du modèle de J.J. Thompson apparaît plutôt dans l’explication stéréo chi- mique des corps composés, en éclairant les relations que les atomes des substances différentes ont entre eux. À cet égard, c’est vraiment un atome chimique au sens daltonien. On comprendra que nous insis- tions un peu sur cette construction de la valence.

99

J. J. THOMPSON, loc. cit., p. 11.

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Dès sa première ébauche, en 1914, J. J. Thompson avait construit une théorie de la valence qui mettait en évidence la période de huit éléments. M. Marcel Boll, dans une conférence au si claire que riche, résume cette théorie en prenant l’exemple du soufre. Le principe fon- damental de la valence, c’est la constitution de couronnes à huit élec- trons. Or, on est amené à attribuer au soufre une couronne de six élec- trons superficiels. Par conséquent, dans ses relations avec les autres corps, le soufre aura tendance à s’adjoindre deux électrons pour constituer une couronne complète de huit électrons. Le soufre pourra d’ailleurs fonctionner de deux façons différentes suivant qu’il com- plète sa couronne en fixant 2 atomes renfermant chacun un électron superficiel ou suivant que ses propres électrons iront compléter à huit. 6 atomes d’un autre corps auquel il manque un électron. [178]

Dans le premier cas (combinaison du soufre et du sodium) le soufre fonctionnera comme électronégatif avec la valence deux. Dans le deuxième cas (combinaison du soufre et du fluor) le soufre fonc- tionnera comme électro-positif avec la valence six. « Bref, conclut M. Boll, 100 un élément aurait ainsi deux valences : une valence négative due à sa tendance à compléter le nombre de ses électrons de valence jusqu’à huit et une valence positive provenant de sa tendance opposée à se séparer de ses électrons en excédent. On retrouverait ainsi une an- cienne théorie d’Abbegg, suivant laquelle la somme des valences contraires (valence et contravalence) est généralement égale à huit. »

On se rend donc bien compte de ce qui détermine et de ce qui me- sure les caractères complémentaires de certains couples d’atomes ; au- trement dit, on trouve dans cette intuition une explication numérique de l’affinité chimique.

Jusque là, cette affinité s’exprimait toujours, après quelques dé- tours, dans le langage de la qualité, elle tombait même sous l’objec- tion d’invoquer une qualité occulte. Ainsi Berzélius avait bien entre- pris d’établir une théorie électrique de la valence ; mais au moindre embarras, on revenait à une conception de la valence comme force spécifique, le caractère électrique étant alors pris comme le simple phénomène de ces forces cachées. C’est ce qu’indique M. Kossel 101 : « on regardait… la présence de charges électrochimiques comme un

100 101

Marcel BOLL, L’électron et les phénomènes chimiques, 1919, p. 6. KOSSEL, Les forces de Valence…, trad., 1922, p. 3.

Gaston Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne. (1929) [1973] 137

fait accessoire accompagnant l’action de la valence dans le domaine [179] inorganique ; on admettait en quelque sorte que les forces de va- lence étaient occasionnellement capables de lier des charges élec- triques à d’autres atomes, de même qu’elles liaient les atomes entre eux ; mais on prêtait à la notion de valence un caractère entièrement sui generis absolument étranger à l’électricité. » En somme, une des raisons philosophiques de l’échec de Berzélius provient sans doute de cette fausse clarté du réalisme paresseux qui croit toujours pouvoir ac- cepter pour tout phénomène une racine spécifique dans la matière.

D’ailleurs en restant sur le terrain chimique, sans égard pour l’état des connaissances électriques dans la première moitié du XIXe siècle, il apparaît que l’effort de Berzélius sur le problème de la valence était prématuré. À l’époque de Berzélius, on ne connaissait que 54 corps simples. On était porté à donner plus d’importance dans la recherche à des corps mieux connus et cela s’explique sans peine : « Il est com- préhensible historiquement, continue M. Kossel que la constitution d’un élément passe en modèle, lorsqu’elle paraît claire, tant que la conception unitaire de la totalité des éléments n’a pas progressé. » Mais il n’en va pas de même quand le plan général est tracé. Le mo- dèle est alors un exemple pris au hasard et l’on doit faire la preuve qu’il n’a rien d’exceptionnel si l’on veut qu’il illustre correctement la règle. Actuellement avec les valences multiples de certains des 92 élé- ments, c’est environ 200 valences que nous connaissons. La théorie générale de la valence doit donner le même poids aux 200 cas connus. Là encore, il faut passer de la substance aux substances, prendre une vue générale pour bien comprendre le cas particulier. Autrement dit, le [180] cas particulier n’instruit pas, il pose un problème. Dès lors, on voit bien que l’intuition la moins féconde est celle qui conduit à attri- buer une signification sui generis à la valence d’un corps.

Si une doctrine de la valence est susceptible de servir de base à la connaissance des diverses propriétés chimiques, on voit s’accentuer le conflit entre une théorie de la qualité-attribut et une théorie de la qua- lité-rapport. Par l’intermédiaire de la valence, les propriétés chimiques apparaissent comme une série de relations et elles ne se précisent et ne se comprennent bien qu’en fonction de l’ensemble des corps simples.

C’est donc dans une étude de la totalité des corps que cette très an- cienne notion d’affinité trouve le principe de sa mesure. Les tableaux de M. Kossel mettent d’ailleurs en évidence les périodes de Mendé-

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léeff. Nous devons remarquer une fois de plus que la période de Men- déléeff est la trace phénoménologique de l’affinité comprise dans son caractère complémentaire.